Axel Brodiez-Dolino est historienne et directrice de recherche au CNRS. Elle travaille sur la pauvreté, la précarité, les politiques publiques, les associations de solidarité. Elle est aussi membre du CA de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) au collège des personnes qualifiées. En marge de son intervention remarquée aux Journées du travail social de la FAS à Nancy le 24 septembre 2024, elle a répondu aux questions d'ASH.
ASH : Pourquoi vous être intéressée aux pauvres ?
Axelle Brodiez-Dolino : Au départ, je voulais travailler sur l’abbé Pierre et l'hiver 54, en tant que mobilisation de la société civile. Ce moment est fascinant : comment la société civile se met-elle en mouvement ? Tout à coup, on devient solidaire, pourquoi ?
Et petit à petit, de fil en aiguille, j’ai découvert qu’il y avait très peu de travaux en histoire du 20e siècle sur la pauvreté, la précarité. Cela permet de comprendre beaucoup de choses à la fois sur l'évolution des politiques publiques, des formes de vulnérabilité et de la mobilisation de la société civile. Donc cette histoire est vraiment située entre l'histoire économique, sociale, politique. C'est un beau prisme d'observation de la société.
A quand remonte le concept de travail social ? Comment est-on passé des dames patronnesses à la professionnalisation ?
À la fin du 19e siècle, la question sociale dure depuis déjà longtemps et les réponses des pouvoirs publics ne sont pas du tout à la hauteur. Donc c'est la société civile qui prend les choses en main. Le travail social est notamment une forme très spécifique de mobilisation des associations, qui va devenir rapidement une forme de mise en œuvre de l'Etat social.
Car il se développe avec l'Etat social, les premières lois sociales d'assistance, d'assurance.
Le travail social devient la petite main, le visage de l'État social auprès des couches populaires. Le secteur va petit à petit se structurer dans l’entre-deux guerres et connaître un énorme essor après la Deuxième Guerre mondiale.
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Les associations de lutte contre la pauvreté ont-elles permis des évolutions ? Peut-on s'en inspirer aujourd'hui ?
Les associations de solidarité sont à l'origine de quasiment toutes les politiques publiques actuelles. En tout cas, depuis les années 1970-1980, de toute la troisième génération de minima sociaux. De façon plus générale, les associations de solidarité ont toujours essayé de pallier les lacunes de l'État social, d'inventer des réponses pertinentes sur le terrain. On les trouve absolument partout.
Ce sont les associations qui sont derrière tous les grands droits sociaux, le RMI, le droit au logement, le droit aux soins de santé, le droit au logement opposable...
Prenons le secteur de la lutte contre le sans-abrisme : il n'y a pas un dispositif qui n'ait pas été inventé par les associations. Le samu social, les plans froids, le 115, les lits infirmiers... Les associations sont partout dans les politiques sociales.
Il y a une figure emblématique dans le domaine de la lutte contre la pauvreté, c'est celle de l’abbé Pierre, qui était un symbole dont on célébrait ce 70e anniversaire de l'appel il y a encore quelques mois en grande pompe.
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Comment les communautés Emmaüs, dont vous êtes l'historienne, peuvent-elles se redéfinir dans ce monde post-abbé Pierre ?
Il est certain que Emmaüs doit se redéfinir en s’émancipant encore davantage de la figure de l’abbé Pierre. Mais je ne suis pas du tout inquiète. Parce que quand on lit l’histoire d'Emmaüs, on s'aperçoit que d'abord l’abbé Pierre n'a plus jamais dirigé de structure Emmaüs à partir de 1957-1958. Autrement dit, dans quasiment toute l’histoire de l'association, il n'a ni dirigé, ni présidé.
Ensuite, il est quand même mort en 2007 et depuis lors, la question de la survie d'Emmaüs ne s'est pas posée, Emmaüs a très bien survécu.
C'est vraiment une organisation extraordinaire, qui met au point des choses fondamentales. Il faut donc continuer à avoir confiance. De plus, j'ai trouvé son attitude assez remarquable, notamment à travers son initiative d'appels à témoignages.
Donc, je pense qu'il faut garder confiance envers cette institution et ne pas s'inquiéter de l'impact des scandales de l’abbé Pierre.
Quand on entend les discours sur la pauvreté, on a souvent l'impression qu'il y a de bons et de mauvais pauvres. Les mauvais étant ceux qui profitent des aides pour s'acheter des consoles ou du Nutella, qui s'occupent mal de leur progéniture, et dont on veut couper les vivres quand leurs enfants dérivent.
Ce discours qu'on entend de plus en plus, à propos des bons et mauvais pauvres, a-t-il finalement toujours existé ?
Quasiment toujours aussi loin que l'on remonte depuis la fin du Moyen Âge dans l'histoire de la pauvreté. En fait c'est une figure complexe, il y a deux clivages. Un mauvais pauvre est à la fois quelqu'un qui ne travaille pas, mais qui serait en capacité de travailler : c'est la figure du valide. En revanche, un bon pauvre c'est une personne âgée, handicapée, etc, qui de toute façon ne parvenait pas à travailler,
Mais un mauvais pauvre s'appuie aussi sur le critère de la localité. On a toujours eu tendance à considérer que le mauvais pauvre était quelqu'un qui n'était pas d'ici, qui était du village d'à côté, du département d'à côté, du pays d'à côté, du continent d'à côté, Le handicapé ou le vieillard d'ici c'est un bon pauvre, contrairement au valide étranger, toujours considéré comme un mauvais pauvre. Toute l'histoire des politiques sociales est fondée sur ce clivage.
Sur le plateau ASH aux #JournéesduTravailSocial, organisées par la Fédération des acteurs de la solidarité, nous avons échangé avec...
Axelle Brodiez-Dolino, historienne et membre du conseil d’administration de la FAS !pic.twitter.com/tuAhBgKi8V
— ASH (@ashredaction) September 25, 2024