Dans 10 ans, c'est épatant. Bonne nouvelle pour le secteur : les salaires augmentent et il y a désormais plus de postulants à un poste que d’offres, les hommes se bousculent au portillon des métiers du lien, le pouvoir d’agir atteint des sommets, les migrants sont accueillis par Préférence internationale, les séries sur le travail social cartonnent en streaming, la bureaucratie diminue et les professionnels ont du temps pour l’accompagnement, la protection de l’enfance est grande cause nationale ad vitam aeternam. Vous ne rêvez pas, rendez-vous dans dix ans ! Et si on ment…
A lire avant de commencer ! L’histoire de Saïdou et d’Inès en 2034 est inspirée des mesures, propositions, expériences et recommandations contenues dans le Livre blanc du travail social. Nous avons aussi interrogé les rédacteurs, contributeurs ou personnes auditionnées qui y ont participé (voir le « Making off d’une utopie »). A chaque fois qu'un épisode de ce "docu-fiction" est inspiré par le Livre blanc, une note renvoie à un pararagraphe en violet.
Saïdou vient de finir sa tournée des ancêtres. Il est 15 h 45, ce 29 janvier 2034, lorsqu’il gare sa Tesla de fonction devant son pavillon à Romainville, sur une colline tranquille de Seine-Saint-Denis.
« Doudou, tu peux t’occuper de Bichou ? »
Ledit Doudou est à peine arrivé sur le palier qu’Inès l’accueille avec sa voix la plus suave, en faisant semblant de se boucher le nez.
« Mais tu penses à ma charge mentale, Inès ? J’ai déjà passé ma journée à changer des couches », grogne Saïdou avec un air de chien battu.
– Allez, Doudou, ce n’est pas pareil avec un bébé. Et puis bientôt tu auras changé de job : tu ne seras pas auxiliaire de vie toute ta vie !
– Oui, si tu me laisses le temps de remplir mon dossier de formation…
– Je t’en prie, il faut qu’on se dépêche. On part à la réunion des « tss-tss » dans une demi-heure et je dois finir de répondre aux candidatures. Les entretiens commencent demain. Tu te rends compte ? J’ai 300 demandes pour dix postes d’éduc en prév’ et une cinquantaine de CV d’assistantes sociales pour l’ouverture du futur centre social de Montreuil, celui qui doit accueillir les nouveaux bobos précaires du tertiaire. Et tu sais quoi ? J’ai 90 % de candidatures masculines sur le premier poste. Classique, tu me diras. Mais 53 % pour le CCAS ! (1)
1 « La question du genre dans le travail social demeure et s’impose comme une problématique majeure », est-il écrit page 106 du rapport. Au point que l’appellation « travailleurs sociaux » est remplacée par celle plus inclusive de « travailleuses sociales », pour refléter plus fidèlement un secteur à 92 % féminin. Plusieurs pages sont consacrées à l’analyse du problème, mais pas vraiment à sa résolution (aucune mesure ou recommandation dans le document, à part « Déployer des formations et des recherches sur le genre ») : « Les pistes pour sortir le travail social de l’impensé du genre et de la reproduction des rôles sociaux traditionnels de sexe ne se trouvent pas simplement dans la “masculinisation” des métiers, dans la mesure ou` l’horizon de la mixité est trop souvent pensé dans la complémentarité des sexes, ce qui participe de la perpétuation des stéréotypes de genre. » On suppose cependant que, en 2034, de meilleurs salaires (voir point 8) et quelques « rôles modèles » médiatiques (voir point 5) auront rééquilibré la balance et attiré les hommes vers les métiers du « care ».
– Teslaaaaaa, oui, dit-il en mimant une vieille réplique du XXe siècle tirée du film le plus rediffusé de la galaxie au XXIe, je sais que tu adores faire passer des entretiens non genrés.
C’est le running gag habituel du couple. Inès et Doudou se sont connus en alternat à Préférence internationale, un lieu d’accueil et d’hébergement inauguré en 2025 à Saint-Denis, où les jeunes migrants comme Saïdou côtoient les jeunes Franciliennes et Franciliens bénéficiant d’une mesure de protection de l’enfance comme Inès. Après s’être imaginée directrice de casting, Inès était prosaïquement devenue assistante RH à la direction de l’action sociale de Seine-Saint-Denis. Puis en collectionnant les diplômes tout en gravissant les échelons, boostée par le programme de DPA-93 (développement du pouvoir d’agir) (2) – une sorte d’empowerment francophone mis au point par le chercheur montréalais Yann Le Bossé et transformé en sigle, comme tout ce qui touche au travail social –, elle a été nommée à moins de 30 ans job-recruteuse en cheffe et campus manager des structures du travail social du département.
2 Le développement du pouvoir d’agir individuel et collectif des personnes accompagnées est cité une dizaine de fois dans le rapport, notamment dans la fiche-mesure 7 sur l’accompagnement, et fait d’ailleurs l’objet d’une fiche d’illustration avec l’exemple de la Gironde. « Favoriser le pouvoir d’agir des personnes accompagnées » est l’une des déclinaisons de la recommandation 4. « C’est un vecteur de transformation du secteur très important, estime Cyprien Avenel, conseiller expert à la DGCS. Le pouvoir d’agir est très subversif : ça oblige à passer d’une relation verticale et tutélaire – sauver l’autre, c’est un modèle très écrasant – à une relation beaucoup plus horizontale et négociée. »
Saïdou, lui, s’imaginait M’Bappé, comme tous les garçons de sa génération. Mais qui se projette auxiliaire de vie à 15 ans ? C’était son âge à l’arrivée dans le pays en 2024. Après être passé par l’Espagne, il avait alors eu la chance d’arriver en France par les Pyrénées, dont la frontière était tenue par les départements frondeurs en 2023 contre la loi « immigration ». En revanche, la plupart des ados arrivant par l’Italie étaient refoulés par les départements frontaliers de l’Est, qui s’étaient soustraits de l’obligation de prendre en charge les MNA. A Bordeaux, Saïdou avait échappé à un stage immersif dans un gang de mineurs sous la coupe d’un réseau de racketteurs, où étaient tombés les jeunes Marocains qui avaient traversé le détroit de Gibraltar dans le même zodiac. Puis il avait pris un BlaBlaCar pour Paris où, briefé par des assistantes sociales de rue alors qu’il zonait vers Stalingrad, il avait pu bénéficier d’une mesure judiciaire qui l’avait orienté vers Préférence internationale, à Montreuil.
A l’époque, la nouvelle structure expérimentale financée par le département frondeur délivrait déjà de belles prestations, comme clament les agents immobiliers (3).
3 Affirmer des fondamentaux du travail social adaptés aux défis d’aujourd’hui. C’est l’intitulé très techno d’une recommandation 4 un peu fourre-tout en apparence. C’est ici qu’est développé l’« aller vers » et la « la coordination entre professionnels », qui est un peu la philosophie que l’on pourrait retrouver en 2034 chez Préférence internationale, l’association fictive de Seine-Saint-Denis décrite dans le docu-fiction ci-dessus. « Quelles sont les besoins des personnes et quelles sont les compétences qui pourraient y répondre ? Ce n’est pas un travailleur social qui a toutes les réponses. La pluridisciplinarité, c’est une force. Il faut arrêter de penser que nous sommes toutes et tous capables de faire le métier des autres. Même si parfois on fait la même chose, on ne le fait pas de la même manière », commente Céline Lambert, de l’Anas, qui a co-animé le groupe de travail « Remettre l’accompagnement au cœur du métier » pour le Livre blanc.
Il y avait non seulement le gîte dans des apparts partagés et le couvert, grâce aux maîtresses de maison. Mais, en prime, toute une équipe était dédiée aux mineurs : des éduc, bien sûr, mais aussi des profs de français, des psychologues, des infirmières, un psychiatre, un juriste, une assistante sociale, un chargé d’insertion professionnelle, un autre pour le logement, un éduc sportif et… on en oublie. Au total, 85 travailleurs sociaux et assimiliés pour une centaine de jeunes, un peu le ratio d’encadrement obtenu après des années de négo par les professions du travail social à l’issue du Livre blanc de 2023 (4). Ah ! il y avait même parmi les accompagnateurs une éduc technique pour leur apprendre à faire la tambouille. Ça lui a bien servi lorsqu’il est devenu auxiliaire de vie, un parcours impulsé par le DPA.
4 Engager une concertation sur les ratios d’encadrement. C’est la recommandation 2 du Livre blanc. Le sujet n’est pas consensuel, et le rapport propose d’abord de le documenter pour savoir où on en est. Sans ajouter de la norme là où il y en a encore beaucoup trop… Mais quand on se retrouve avec des assistantes sociales (AS) qui gèrent 250 dossiers de RSA ou qui se partagent une demi-douzaine d’établissements scolaires, il faut agir. Nathalie Andrieux Hennequin, AS et représentante FSU, estime qu’il faudrait au minimum doubler les effectifs pour avoir « au moins une assistante sociale par établissement, de la maternelle au lycée. Ce qui représente par exemple 5 000 AS dans le primaire : autant que de psychologues… Et ces AS doivent vraiment faire de l’accompagnement social, pas juste de la distribution d’aides financières. »
Quand il a intégré Préférence internationale après des mois de galère, Saïdou se souvient de cet échange avec l’assistante sociale :
– Ma vie est entre vos mains.
– Non, elle est entre les tiennes, lui a-t-elle rétorqué.
C’était sa première initiation au DPA. Mais le développement du pouvoir d’agir, ça marche encore mieux quand on est bien accompagné. Le destin du jeune homme a vraiment basculé le jour où un éduc lui a fait découvrir Histoires d’aux’, une mini-série qui cartonnait en 2028 sur PrimeFlix (5), dans laquelle on suivait une équipe d’auxiliaires de vie qui visitait des handi, des alzhei, des parki…
5 Utiliser des médias attractifs et diversifiés (jeux vidéo, capsules d’immersion professionnelle, mini-série humoristique). C’est un point fort et original du Livre blanc (recommandation 11) pour améliorer l’attractivité des métiers du « care ». Une proposition très détaillée et même budgétisée dans la fiche-mesure 10, « Améliorer la communication sur les métiers ». « Il faut en tout cas arrêter toutes ces fictions où l’assistante sociale est une femme en tailleur avec un chignon qui travaille encore pour la Ddass et qui vient chercher les enfants ! », remarque en souriant Céline Lambert, de l’Anas.
Saïdou a craqué dès l’épisode 3, « A la poursuite de Lady Gaga ». Le pitch a fait tilt : interprétée par Catherine Deneuve, Lady Gaga, une alzhei rigolote, disparaît en ville et est recherchée par toute sa famille. Tout en ayant perdu la boule, Lady Gaga réussit à prendre un taxi autonome pour retrouver le quartier où elle a vécu dans les années 1960. Et ce sont ses « aux’ » préférés, joués par François Civil et Jean-Pascal Zadi, qui la retrouvent dans une sous-préfecture de Charente-Maritime. Ils ont eu l’idée de chercher dans cette ville où Lady Gaga a grandi avec sa sœur jumelle, car ils sont bien les seuls à avoir feuilleté avec elle l’album photo de sa jeunesse, quand elle était encore demoiselle à Rochefort…
Le « rôle modèle » a fonctionné à fond, et Saïdou est devenu auxiliaire de vie dans le 9-3 tout en emménageant avec Inès, grâce au conseiller d’insertion pour le logement de Préférence internationale.
Cérémonie des couches exceptée, il adore son job, papoter avec les ancêtres et leur faire découvrir la purée de manioc de son bled. La plante, qui pousse maintenant dans les Landes because le réchauffement, se mastique plutôt bien quand la dentition fait défaut. Et si Saïdou se déplace en Tesla de fonction, il ne roule pas sur l’or non plus. Auxiliaire de vie, ça ne rapporte qu’un Smic légèrement amélioré… sauf que les temps de transports ont été intégrés dans le salaire (6). Les anciennes du métier lui ont raconté qu’il y a seulement une dizaine d’années elles étaient payées à l’heure de travail effectif et qu’il fallait en plus financer l’essence, car à l’époque toutes les bagnoles roulaient encore au pétrole. Dingue ! On s’étonne, après, que personne n’avait envie de ce job.
6 Intégrer le temps de transport dans le salaire. Ce n’est pas une proposition du Livre blanc, qui s’intéresse pourtant beaucoup au salaire et au temps. Mais c’est une disposition contenue dans la loi « Bien vieillir » adoptée le 23 novembre dernier à l’Assemblée nationale. Les députés ont inclus dans la loi l’expérimentation d’un financement de l’aide à domicile par forfait et la fin de la tarification horaire. Quant aux voitures de fonction pour les auxiliaires de vie, on peut déjà en trouver dans l’Ain, où le département finance une flotte (mais ce ne sont pas encore des Tesla).
Bref, Saïdou aime son métier, mais après cinq ans intensifs de tournée chez les anciens, il a envie de changer d’air, de progresser, et Inès ne manque pas de le motiver.
– Tu as fini de changer bébé ? lui demande-t-elle, après avoir envoyé une salve de réponses aux candidatures du jour.
– Oui, mais ce n’est pas encore ce soir que j’aurai le temps de remplir mon dossier.
– T’inquiète, Doudou, je connais le mode d’emploi. Tu les auras, tes 36 mois de transition pro pour devenir assistante sociale (7). Et après, c’est toi qui aideras à remplir les dossiers !
7 Prise en charge par les Transitions Pro du coût de la formation et de la rémunération pour la durée complète de la formation (pouvant aller jusqu’à 36 mois). C’est une proposition contenue dans la fiche-mesure 12 : « Pour une politique ambitieuse de développement de parcours professionnels diversifiés en travail social ». Et c’est l’un des leviers indispensables pour renforcer l’attractivité du secteur : il faut trois ans pour former une AS… mais la prise en charge n’est que de 24 mois…
– Non, non, ça, c’est le job des conseillères en accueil social. Moi, en tant qu’ASS, je m’occuperai d’accompagnement, pas de l’accès au droit. Tu vois, chérie, je maîtrise mon futur environnement professionnel, dit-il en mimant l’émoji « impec ».
– D’accord, Doudou, je sais aussi faire la différence car je recrute pour les deux postes. Mais attention, il faudra que tu réussisses à former un vrai binôme avec ton alter égale. C’est bien la philosophie de la loi présentielle.
Le plan Présentiel 2030 a été la grande révolution de ces années terribles qui ont bouleversé le monde du travail. Le chaos déclenché par l’irruption des intelligences artificielles avait provoqué la formation de bataillons de nouveaux précaires diplômés du tertiaire : traducteurs, géomètres, juristes, employés de banque, comptables, et même codeurs, développeurs et autres data analystes, ces aristos du début du siècle.
Parmi les professions préservées, les métiers du care étaient en pole position. Rien ne remplace l’humain quand il faut créer du lien. Les salaires ont subitement grimpé après le Ségur 3, la grosse négo sur les rémunérations menée en 2027 (8). Et ils ne sont plus près de baisser puisque indexés sur les hausses du Smic, comme le recommandait dès 2023 le Livre blanc.
8 Valoriser les salaires C’est la reco number one du Livre blanc, qui incite l’Etat à « s’engager par des moyens financiers ambitieux » et les partenaires sociaux à « reprendre le dialogue ». C’est mal parti : le gouvernement renvoie la patate chaude aux syndicats, qui se défaussent sur l’Etat (voir Edito page 3). Mais on pourrait imaginer que, d’ici dix ans, les pouvoirs publics, les collectivités locales et les acteurs approuvent un engagement volontariste et que les salaires ne soient plus un sujet car ils auraient atteint un niveau honorable, comme dans les pays où les travailleurs sociaux sont mieux rémunérés.
Concomitamment, la numérisation de la fonction publique a mis au placard des bataillons de secrétaires de catégorie C, remplacées par des algo, des IA et des chatbots…
Or, dans le même temps, les assistantes sociales croulaient sous des demandes d’accès au droit et des centaines de SOS chaque mois pour remplir des formulaires en ligne. On a fini par les confondre avec des écrivaines publiques… Mais elles ont été souvent les seuls êtres humains disponibles, une fois qu’on avait épuisé toutes les FAQ et les « Tapez 0 si vous n’avez pas d’enfant, tapez 1 si vous avez un enfant, tapez 2 si vous… ». Bref.
L’idée testée dans le Morbihan dès le début des années 2020 avant d’être généralisée par le plan Présentiel 2030 a donc consisté à former des secrétaires pour qu’elles deviennent des chargées d’accueil social, afin d’assurer l’aide aux accès numériques et d’orienter vers les « bons interlocuteurs » (9).
9 Distinguer l’accès au droit et l’accompagnement social. C’est la dixième recommandation. « Les formulaires et les démarches sont complexes. Des gens qu’on ne voyait pas dans les services sociaux viennent juste demander une aide pour compléter un document », remarque Céline Lembert, de l’Anas. Une recommandation qui préconise que le premier accueil soit confié à un personnel administratif spécifiquement formé : ce qui a bien été expérimenté dans le Morbihan. La fermeture des services publics en zone rurale avec des usagers en pleine fracture numérique, à laquelle on pouvait ajouter une hausse vertigineuse des informations préoccupantes, a amené les assistantes sociales du département au bord de l’implosion. D’où l’idée de confier aux secrétaires médico-sociales l’accès au droit, l’accueil et les aides aux démarches. « Ça n’a pas du tout fait l’unanimité à l’époque, se souvient Marion Bozec, directrice du développement social au département du Morbihan. Toutes les professions étaient divisées sur ce sujet.… » Mais le département a tranché. Et 70 secrétaires de catégorie C ont été formées sur un cycle de 18 mois (et sont passées en catégorie B) pour partir en première ligne faire des actes socio-administratifs autrefois dévolus à des AS de catégorie A. Résultat : des délais de rendez-vous avec les AS réduits de deux ou trois semaines à deux ou trois jours. « Si on rate l’accueil, on rate l’accompagnement, assène Marion Bozec. Aujourd’hui, il n’y a plus de hiérarchie entre les travailleurs sociaux et les secrétaires mais il y a deux types d’intervention : un chargé d’accueil sur l’intervention socio-administrative ; un travailleur social sur l’évaluation et l’accompagnement. L’enjeu, c’est qu’ils travaillent bien ensemble car des personnes vont commencer par rencontrer l’un avant de se faire accompagner par l’autre. »
L’IA n’a cependant pas que des défauts. Les applis maison concoctées par le pôle SocialTech de l’IRTS Parmentier et de Polytechnique ont permis d’automatiser les missions de reporting et de diviser par quatre le temps sacrifié à la bureaucratie (10).
10 Tirer toutes les potentialités de la transition numérique. Cette recommandation 12 évoque les bouleversements que ne manquera pas de provoquer l’irruption de l’intelligence artificielle dans le travail social. Elle préconise aussi de « passer du reporting au pilotage par les données au moyen de systèmes d’information robustes et interopérables, conçus dans un cadre éthique et déontologique partagé ».
En position de force, les syndicats des métiers du social et du médico-social ont réussi à consacrer une partie de ces heures libérées pour négocier un temps de « FIR » dans tout le secteur (11), qui a été intégré dans la convention collective (enfin) unifiée de 2029.
11 S’inspirer du temps « FIR » (formation, information, recherche) des psychologues pour permettre aux salariés d’être actualisés dans leurs pratiques. Cette proposition, qui figure dans la fiche-mesure 2, « Renforcer l’attractivité du travail social autour du maintien de l’emploi et de l’amélioration de la qualité de vie au travail », peut certes paraître encore utopique en 2024. Mais après tout, si les psychologues ont obtenu ce temps de réflexion et d’amélioration…
Inspiré du modèle des psychologues, ce quart-temps a permis aux travailleurs sociaux de se former – d’ailleurs, il y a maintenant trois jours obligatoires par an de formation à de nouvelles compétences (12) –, mais aussi de s’informer et de rester en veille (on a enfin le temps de lire les ASH ou de répondre aux annonces du job-board dans le métavers), voire de participer à des programmes de recherche-action. Ou encore de mener des opérations partenariales et de rencontrer ses pairs à une réunion des tss-tss.
12 Garantir un nombre de jours de formation continue obligatoire. C’est l’un des items intéressants contenus dans la recommandation 6, « Recruter durablement ». On y trouve aussi d’autres suggestions pertinentes, comme valoriser la fonction de tuteur, déployer un dispositif d’aide à l’installation des personnels, financer des qualifications pour les « faisant fonction », etc. Concernant la formation annuelle obligatoire des trois jours, Alexandre Lebarbey, éducateur social et représentant de la CGT, qui a co-animé le groupe « formation » du Livre blanc, estime qu’il ne faut surtout pas que ce soit une formation technique :« L’idée est de remettre de l’appétence. Les métiers du travail social nécessitent un questionnement permanent, on a trop technicisé le travail. Il faudra aborder dans ces trois jours des thématiques spécifiques : les différences interculturelles, les questions migratoires, la laïcité… Etre professionnel du travail social, c’est aussi avoir du recul. Ce n’est pas débiter une réponse mécanique à un problème. »
C’est d’ailleurs une de ces réunions qu’Inès et Saïdou prévoient de rejoindre, après avoir confié leur bébé à Zoé, baby-sitter étudiante de l’IRTS Parmentier. Zoé a découvert sa voie en devenant accro à « Maraude Trip », un jeu vidéo immersif de la postFAS (nouvelle Fédération des acteurs de la solidarité) sur des équipes de maraudeurs qui doivent secourir un maximum de sans-abri (13). Elle a promis de ne pas y jouer en surveillant le bébé. Mais elle a la permission de regarder d’un œil une des séries diffusées sur AppleMount qui ont entretenu la hype autour du travail social et affolé les algo de Parcoursup. Après la diffusion de la saison 2 de La Chaîne, avec Vincent Cassel et Omar Sy en éducs spé, tout le monde attendait la nouvelle série Des Pieds et des mains, avec Djamel Debbouze et Grand Corps Malade dans le rôle de pairs aidants maladroits mais inspirants au sein d’un ESSMS déjanté.
13 Créer un jeu vidéo narratif et immersif. On retrouve cette proposition dans la fiche-mesure 10 (« Améliorer la communication sur les métiers »). Laquelle précise que « l’objectif est de présenter les finalités, les réalités, les subtilités du travail social, à raison d’un jeu par filière du travail social (petite enfance, santé mentale, aide à domicile, etc.). Il s’agira d’utiliser l’humour, le suspens, d’éviter les stéréotypes, avec la possibilité de partir des acteurs de mini-série ou de personnages connus.
Une réunion des tss-tss est aussi souvent très débridée. Ce club informel de Travailleuses sociales sympas & de Travailleurs sociaux souriants (14) réunit mensuellement une vingtaine de professionnels implantés dans une même zone. L’occasion d’échanger des bonnes pratiques et aussi de se renseigner sur les métiers connexes. Car si le statut de social worker à la française n’a (encore) jamais vu le jour, les passerelles entre les professions sont beaucoup plus faciles d’accès. Tant mieux, car on s’épuise à rester éduc ou assistante sociale des décennies durant.
14 Mettre en place des lieux d’échange entre professionnels dans les organisations, mais aussi « activer la dynamique réseau » : deux propositions évoquées dans la fiche-mesure 6. On peut maintenant imaginer que ces temps et lieux d’échanges soient intégrés aux FIR (voir note 11).
Ce jour-là, dans le « tss-tss » de Pantin, il y a une AS qui a quitté un job d’éduc et un directeur d’Ehpad qui vient de passer dix ans à diriger un Esat. Depuis que la reco 8 du Livre blanc de 2023 est entrée dans la convention collective de 2029, on peut passer d’un métier à l’autre ou du privé au public, et réciproquement, sans subir un calvaire administratif et en récupérant son ancienneté (15). Mieux : la loi de 2027 sur les équivalences entre diplômes a acté les correspondances entre métiers cousins. C’est ainsi que Tristan, un prof d’économie défroqué devenu CESF, prend le premier la parole dans le tour de table des veilles sociales.
15 Soutenir les parcours professionnels. La huitième recommandation du Livre blanc liste les passerelles possibles entre le travail social et d’autres secteurs (santé, enseignement, etc). Elle précise aussi qu’il faut « faciliter le passage entre secteur privé et secteur public avec reprise d’ancienneté ».
– Salut les tss-tss, je voulais signaler qu’avec quelques collègues, on travaille depuis quelques années sur le phénomène des microdépenses. Comme vous le savez, ces ponctions de quelques centimes en apparence indolore ont siphonné une partie du pouvoir d’achat des plus précaires, qui ont longtemps commandé des applis de jeux ou répondu à des SMS payants sans vraiment s’en rendre compte. Mais aujourd’hui, avec le métavers, on franchit une nouvelle étape (16). Depuis que les masques de réalité augmentée coûtent moins cher qu’une pizza, c’est open bar pour les plus fauchés. Sauf qu’ils s’endettent à la vitesse de la lumière dans des galeries marchandes virtuelles. Bref, nous voudrions constituer un groupe de recherche-action avec la fac d’éco et avec d’autres TS qui remonteraient l’info du terrain…
16 Anticiper les évolutions technologiques. Le Haut Conseil du travail social (HCTS) vient de mettre en place un groupe de prospective. Et c’est lors d’une conversation avec deux de ses membres que la problématique des micro-dépenses et du métavers a émergé.
– Pourquoi tu nous regardes ?, pouffent ensemble les deux ASS de l’Education nationale en face de Tristan.
– Et oui, donc, avec des assistantes sociales… Maintenant que vous êtes au moins une par établissement depuis qu’on a revu vos ratios à la hausse, vous devez avoir un peu de temps, dit-il en mimant un smiley clin d’œil. Et on pourrait peut-être aussi demander l’aide d’un doctorant de la Haute Ecole du travail social Didier-Dubasque. Vous en connaissez ?
– Oui, il y a quelques geeks qui pourraient être intéressés, répond Balthazar, un éduc en prév’. Mais surtout je me verrais bien faire une virée en milieu ouvert dans le métavers. Je suis sûr que j’y retrouverai des gamins que je rencontre quotidiennement.
– Tu crois que c’est possible ? demande une ASS. Pas certain que ce soit prévu dans le nouveau code de déontologie (17).
17 Elaborer un texte référentiel donnant des repères éthiques et déontologiques en travail social. La fiche-mesure 5 prévoit « un texte de référence (…) commun à l’ensemble des professionnels du travail social et de l’intervention sociale ».
– Oh, c’est comme les interdits religieux, s’exclame Inès. Ce qui n’est pas haram est potentiellement hallal, non ?
– Et puis il faut vraiment qu’on explore le multivers, c’est un terrain de jeu idéal pour les prédateurs sexuels, lance Saïdou.
– On pourrait écrire à Lyes Louffok, le nouveau ministre de l’Enfance, pour demander si on peut entamer la recherche avec une mini-subvention sans passer par l’appel d’offres, maintenant que c’est possible (18), renchérit Inès.
18 Réinterroger les modes de financements des structures sociales et médico-sociales. Sous cette formulation prudente, la troisième recommandation va potentiellement assez loin, suggérant d’« assouplir la logique d’appels à projets » et de « prévoir la possibilité pour les acteurs locaux de répondre à des problématiques identifiées sur leur territoire à partir de budgets dédiés pour une réponse réactive et ciblée ».
Le secrétariat à la protection de l’Enfance avait été créé en 2031 après qu’un tiktoker eut diffusé sur les réseaux une vidéo d’un gosse de 2 ans perché sur un balcon à Vierzon et sauvé par un migrant qui a escaladé trois étages à mains nues. Le gamin aurait dû être placé trois semaines plus tôt sur décision judiciaire, mais, faute de place, il était resté chez ses parents junkies. 27 millions de vues plus tard, la protection de l’enfance a été décrétée cause nationale et une 123e réforme du droit des étrangers a assoupli les conditions de vie des migrants comme Bassirou, le héros de Vierzon.
– Oui, ça devrait lui plaire, à Louffok, conclut Méline, une jeune éduc PJJ. Mais mon ministre aussi pourrait trouver la démarche pertinente.
– Comment il s’appelle, déjà, ton ministre de la Justice ?, sourit Saïdou.
– Allez, tout le monde sait que c’est Edouard Durand, répond-elle en mimant un smiley en forme de cœur.
Bienvenue en 2034 !
>>> A lire aussi : Livre blanc : making off d'une utopie