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Éducation spécialisée : « l’intérim, une contestation invisible »

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Ressources humaines - A travers son enquête dans les foyers de l’enfance, Charlène Charles, docteure en sociologie, rend compte des conséquences – parfois paradoxales – du recours à l’intérim chez les éducateurs spécialisés. Signe de la précarisation du travail social ou reconfiguration du secteur ?

Actualités sociales hebdomadaires - Depuis quand et pourquoi les établissements sociaux et médico-sociaux ont-ils recours à l’intérim ?

Charlène Charles : Le phénomène date des années 2000. Il est donc assez récent, comparé à d’autres secteurs d’activité. Le recours aux intérimaires s’élève à 3,2 % – un chiffre inférieur à celui observé dans l’ensemble de l’économie – et concerne 3,7 % des éducateurs spécialisés. Néanmoins, le développement de l’intérim dans le travail social s’est multiplié par trois en quinze ans. La présence d’intérimaires varie selon les régions, mais les taux de recrutement les plus massifs se retrouvent en Ile-de-France et en Auvergne-Rhône-Alpes. Ces travailleurs sont désormais présents dans tous les champs de l’action sociale (protection de l’enfance, handicap, réinsertion), pour quelques heures ou pour quelques mois. Personne ne sait jamais s’ils seront présents le lendemain. Lorsque les établissements sociaux et médico-sociaux sollicitent des prestataires extérieurs en lieu et place de leurs agents, c’est la plupart du temps pour faire face à d’importants dysfonctionnements et à la dégradation continue des conditions de travail des travailleurs sociaux, dont la mission d’aide et de soin est altérée. Les contrats d’intérim s’imposent comme une solution contrainte, quasi incontournable, pour pallier le turn-over des salariés et les absences à répétition. En ce sens, les intérimaires du social évoluent sur un marché de l’emploi qui leur est favorable. Les emplois précaires offrent des avantages aux structures en matière de gestion du personnel socio-éducatif, mais il faudrait s’interroger sur les raisons du désenchantement des professionnels et de leur sentiment de perte de sens.

Quel est le profil sociologique de ces intérimaires ?

Selon la plus importante agence spécialisée, Aid’Intérim, leur âge moyen se situe entre 30 et 31 ans et environ deux tiers d’entre eux sont des femmes. Mais à y regarder de plus près, deux groupes principaux se distinguent : des intervenants sociaux sous-qualifiés, recrutés comme « faisant fonction » d’éducateurs et dont la moitié ne possèdent aucun diplôme ; l’autre groupe, un peu plus conséquent, se compose d’éducateurs aguerris, formés et diplômés, avec parfois une longue expérience, pour lesquels l’intérim représente une phase de transition ou de reconversion. Il peut s’agir aussi d’un moyen d’obtenir de meilleures conditions de travail et de prendre de la distance à l’égard d’un métier qui les épuise et envers lequel ils sont très critiques. L’intérim apparaît alors comme une porte de sortie, voire une contestation invisible.

Ce travail atypique est-il compatible avec un accompagnement à long terme ?

Ni entièrement intégrés, ni complètement en dehors, ils occupent une place à la lisière du travail social et s’acquittent souvent des tâches les plus pénibles face à leurs collègues en contrats à durée indéterminée. Ils interviennent en général quand l’institution est en crise, afin de canaliser des équipes en difficulté ou de limiter les débordements émotionnels des jeunes placés. Ce sont des missions de proximité corporelle, de contention, de gardiennage, de contenance. Ils ont peu accès aux réunions d’équipe et à l’élaboration du travail d’accompagnement. Ils sont au front. Cela produit une discontinuité dans le travail, l’échange d’informations et le suivi. Cette situation crée une forme d’insécurité pour les enfants. Certains professionnels estiment qu’il faut justement travailler leurs problématiques abandonniques, les habituer à se séparer et à ne pas s’attacher. Les agences d’intérim proposent des dispositifs externalisés et flexibles, des interventions d’urgence, sur un mode quasi humanitaire. Leur temporalité remet en cause l’engagement, la création du lien, les visées pédagogiques, les projections d’une transformation sociale ou individuelle. Sans le souci de l’intérêt général et des principes de solidarité, les dispositifs d’intervention ponctuelle relèvent de l’industrie des services, renforçant ainsi une dépolitisation de la question sociale. Les emplois précaires incarnent l’anti-travail social, le travail sans le social, sans les affects.

Pour autant, vous évoquez des prises en charge de plus longue durée…

C’est paradoxal mais il y en a parfois avec des fidélisations dans la relation entre l’éducateur et le bénéficiaire et une individualisation assez forte de l’accompagnement. A une époque, cela a été le cas avec les jeunes mineurs non accompagnés hébergés à l’hôtel. Dans certains contextes, la place marginale des intérimaires favorise les rencontres et les liens avec le public, loin des standards des bonnes pratiques et des cadres conventionnels. A la fois plus intense et plus superficiel à cause des missions qui leur sont allouées, le travail émotionnel de ces intérimaires est pourtant dénié. Mais l’intermittence reproduit également de la violence et une situation d’abandon social initial de la personne accompagnée. Les enfants et les adolescents de l’aide sociale à l’enfance pensent que rien d’autre n’est possible pour eux, qu’ils ne valent que ça. Cela engendre des relations avec les éducateurs qui ne sont jamais à la bonne distance, soit trop proches soit désincarnées. La confiance est un préalable dans la relation d’aide. Elle ne peut émerger qu’avec du temps et un travail en profondeur. Certains éducateurs utilisent l’intérim pour ne pas trop s’investir affectivement et gagner mieux leur vie. Mais peut-on leur reprocher ? A trop considérer le travail social comme sacrificiel, c’est une des conséquences.

Ces transformations témoignent-elles d’une évolution profonde du secteur ?

Le travail social se précarise. Les intérimaires rendent apparente l’émergence d’une double fracture. La première concerne l’idée largement répandue d’une déqualification du secteur, l’autre porte sur le sentiment croissant d’une attaque de la profession. Les éducateurs spécialisés sont les observateurs en première ligne des ruptures, des exclusions et de la misère. Mais on ne peut qu’être frappé par leur peur croissante du déclassement, leurs désillusions, leur vocation contrariée et leurs craintes quant à l’avenir de leur métier. Certains dénoncent les agences d’intérim, d’autres y trouvent une voie praticable pour s’aménager des espaces de liberté. D’ailleurs, la précarité du travail se situe peut-être davantage du côté des travailleurs sociaux qui ont un poste stable et sont les réceptacles démunis de la rotation, du burn-out et de la colère des équipes. Au cours de mon enquête, j’ai rencontré beaucoup de professionnels intérimaires qui commençaient à créer des sociétés coopératives, à s’installer en tant qu’auto-entrepreneurs ou à développer des groupements de travailleurs sociaux volants. Il y a une quête d’autonomie par rapport aux institutions, surtout de la part des éducateurs intérimaires issus de quartiers populaires en ayant été eux-mêmes usagers.

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