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“Chercheurs et travailleurs sociaux : on se mélange ?" (Marjorie Lelubre, sociologue)

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Chercheuse et coordinatrice au Centre de recherche de Bruxelles sur les inégalités sociales (Crebis), Marjorie Lelubre, est l’auteure de Le prix de l’insertion (Ed. L’Harmattan, 2018).

Crédit photo : DR
Rapprocher les chercheurs des professionnels de l’action sociale et des usagers, c’est le défi qu’essaie de relever un tout nouveau centre de recherche à Bruxelles. L’idée de la chercheuse belge, Marjorie Lelubre, est d’être plus proche du terrain pour avoir un impact.

Actualités sociales hebdomadaires : Vous avez déclaré être une meilleure chercheuse grâce aux travailleurs sociaux. Pourquoi ?

Marjorie Lelubre : J’ai commencé à réfléchir sur la collaboration entre la recherche et l’intervention sociale avec une collègue sociologue, Stéphanie Cassilde. Nous avons travaillé sur le sujet des personnes sans abri chacune notre tour. J’ai commencé et elle m’a succédé, sept ou huit ans plus tard. Nous nous sommes alors rendu compte que les professionnels avaient changé d’avis en quelques années sur l’intérêt de s’impliquer dans des projets de recherche avec nous. Si au départ cela n’était pas leur priorité compte tenu des urgences qu’ils avaient à traiter, ils sont devenus enthousiastes et demandeurs. On a l’habitude de dire que la recherche en sciences sociales nourrit les professionnels de terrain mais l’inverse est aussi vrai. J’ai le sentiment d’être devenue plus pertinente à leur contact. J’aurais été une chercheuse plus théorique, plus académique, plus distanciée, si j’avais été essentiellement encadrée par mes pairs à l’université. Je ne veux pas que mes travaux servent uniquement à des articles que trois personnes liront. Je souhaite qu’ils soient utiles à faire bouger les choses. Je ne suis pas forcément une meilleure chercheuse, mais une chercheuse différente.

 

ASH : Concrètement, que vous apporte la rencontre avec les professionnels ?

M.L : On ne peut pas comprendre la complexité des phénomènes si on ne va pas sur le terrain et si on ne met pas la main à la patte, a fortiori quand il s’agit d’extrême précarité, mon thème de recherche. Les travailleurs sociaux, les psychologues, les soignants… et les populations dont ils s’occupent détiennent des savoirs très spécifiques que l’on ne trouve pas dans les livres. Le chercheur va pouvoir confronter cette culture expérientielle à sa culture théorique. C’est le croisement de ces différents apports qui permet de produire des connaissances inédites et, peut-être, plus solides car elles sont construites à partir d’une méthodologie scientifique mais également depuis les expériences des professionnels et le vécu des publics. Les données collectées jouissent donc d’une triple validation. Je considère avoir été formée à la grande exclusion par les professionnels de terrain. Par cet apprentissage informel, ce savoir-être, en écoutant leurs conseils, j’ai appris à gérer mes relations et mes émotions avec des personnes sans domicile fixe, ce qui n’était pas évident quand j’ai débuté. J’ai appris aussi à manier l’humour pour mettre un peu à distance des situations de souffrance et de détresse quotidiennes. Cela m’a servi de soupape et à me moquer de moi-même quand j’étais maladroite.

ASH : La collaboration des chercheurs et des professionnels est-elle indispensable aujourd’hui ?

M.L : C’est le but du Crebis (Centre de recherche de Bruxelles sur les inégalités sociales) créé en décembre 2019. L’idée est d’œuvrer au rapprochement entre ces deux mondes. Un colloque intitulé « Chercheurs et travailleurs sociaux : on se mélange ? » était prévu en mars dernier. A cause de la pandémie, il est reporté au 18 mars, mais en visioconférence. L’originalité du Crebis est d’avoir été fondé par deux associations de terrain en première ligne dans le secteur social ayant réussi à s’entourer de deux gros centres universitaires belges. Le pari de ce partenariat atypique est non seulement d’améliorer les pratiques de recherche qui sont parfois déconnectées des réalités et de permettre aux professionnels d’avoir accès à des travaux qui ne font pas 500 pages et qu’ils n’ont pas le temps de lire. On aura d’autant plus de chance de faire remonter des choses intéressantes. Cela pose des défis. Il faut que chacun laisse tomber un peu de son pouvoir. Il n’y a pas d’un côté ceux qui savent et de l’autre ceux qui font. Au milieu, il faut aussi faire une place aux usagers. Tout le monde est légitime. C’est un bel engagement qui va nous demander d’être inventif et persévérant. Plusieurs associations nous ont déjà contactés pour travailler avec des chercheurs et avoir un regard extérieur. Une équipe va ainsi intervenir auprès d’un dispositif d’aide à domicile, une autre auprès de jeunes des quartiers. De réels besoins existent.

ASH : Comment l’expliquez-vous ?

M.L : Les intervenants sociaux ont envie de sortir le nez du guidon, de se poser un peu pour réfléchir, d’aborder des questions dont ils aimeraient que les chercheurs s’emparent. Et non plus que ces derniers viennent sur le terrain avec des sujets prédéfinis. En tout cas, l’intérêt pour ce type de collaboration semble manifeste et il est intéressant de constater que certaines institutions dégagent du temps pour leurs équipes afin qu’ils participent à ce type d’expérience. Il reste à convaincre les politiques publiques de l’utilité de financer ces recherches, car on s’inscrit dans un domaine qui n’existe pas vraiment, qui se situe entre la recherche et la formation. C’est une évolution qui traverse toutes les disciplines même si l’action sociale est actuellement le secteur le plus concerné par cette collaboration avec des professionnels de terrain. On essaie de faire bouger les lignes.

ASH : Les chercheurs sortent de leur tour d’ivoire en quelque sorte…

M.L : Ils sont encore évalués en fonction du nombre de leurs publications. Si elles sont en anglais, c’est mieux, s’il y a mille références, c’est mieux aussi… Au Crebis, on a rencontré beaucoup d’universitaires convaincus de l’intérêt de la recherche collaborative, mais avouant en même temps ne pas pouvoir construire leur carrière là-dessus. De même, ce serait bien de pouvoir expérimenter d’autres moyens de diffuser les résultats de leurs travaux : il est prestigieux d’avoir un article scientifique de 20 pages en anglais, mais trois pages dans une revue professionnelle c’est tout aussi bien. Cela a du sens. Pour autant, les chercheurs ne sont plus dans une tour d’ivoire. Il n’y a pas beaucoup de postes disponibles, la course aux financements est rude.

ASH : Quelle est la différence entre la recherche collaborative que vous réalisez et la recherche-action ?

M.L : Dans les recherches collaboratives ou participatives, toutes les parties prenantes sont impliquées dans la production de connaissances. On les confond souvent avec les recherches-actions, car l’approche qui les sous-tend toutes les deux veut que ces travaux aboutissent à des solutions concrètes. On ne peut pas se contenter de recherches figurant dans des publications scientifiques. Il faut qu’elles aient du sens. C’est pourquoi un mouvement consistant à vouloir faire de la recherche par et pour le terrain est en train de naître.

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