Lycée Robert-Doisneau, à quelques pas de la populaire cité des Tarterêts de Corbeil-Essonnes. Une douzaine d’ados répartis sur quatre tables sont invités à coucher sur papier les stéréotypes qu’ils imaginent liés aux termes « homosexuel », « noir », « femme », « juif » et « musulman ». Cinq mots qui, à eux seuls, résument les querelles sociétales de la France contemporaine. Cinq mots charriant une traînée de connotations souvent négatives. « Homosexuel : pédé, faible, efféminé, rejet, enfer, contre-nature », liste un élève de première, prenant soin de dessiner des guillemets dans l’air et de préciser qu’il ne pense pas ce qu’il énonce. Avant d’ajouter : « Maladie. Avant, on pensait que l’homosexualité était une maladie. Certains le pensent encore. » Les mots ricochent jusqu’à sa voisine de table : « L’an dernier, un ami traînait plus avec moi qu’avec les garçons, on disait de lui que c’était un pédé (…). Pour beaucoup, t’es pédé par rapport à une action, parce que tu prends soin de toi, par exemple. » Le premier reprend la parole, plus personnel, mais sans trop en dire : « A la fin de ma quatrième, j’ai été victime de harcèlement. Je ne voulais plus sortir de chez moi parce que j’étais menacé. C’est pas marrant à vivre. »
Sexisme, homophobie, racisme… Pendant près de deux heures, les sujets se bousculent dans la bouche des élèves, témoignant de leur rapport au monde. Autour de la table, les professionnels prêtent une oreille attentive, précisant parfois l’origine des étiquettes : la supposée « infériorité des noirs », l’« argent des juifs »… Ils reformulent, accompagnant la parole par des questionnements. « Le voile est-il une liberté ? », interroge Loïc Duparet, éducateur de prévention spécialisée à Evry-Courcouronnes. « Oui, c’est un choix. Dans l’islam, il est conseillé, même si certains pays l’imposent », explique une élève de seconde, d’origine marocaine. Cheveux bouclés ornés d’une mince tresse, elle cite ce professeur qui en parle toujours de manière négative – « enlève cette chose ! » – ou cette sénatrice venue au lycée qui s’est montrée très agressive sur le sujet. « C’est désolant, on vit dans un pays où on veut l’égalité de tous, mais on développe un sentiment d’inégalité, poursuit-elle. Et si on enlève le voile, c’est soit qu’on a une “réflexion 2.0”, soit qu’on est une pute. »
Ce module pédagogique développé avec le programme CoExist(1) est le dernier d’une série de cinq constituant les « ateliers de la pensée critique ». Un programme encore en phase d’expérimentation qui vise, à ce stade, à former une communauté éducative à la pédagogie de la pensée critique. L’origine du travail remonte à 2014, au moment des premiers départs de jeunes dans les rangs de Daech. Sous la houlette de la psychosociologue Joëlle Bordet, spécialiste de la jeunesse et des quartiers populaires, six villes lancent une recherche-intervention pour comprendre le sens de ces départs. De 2015 à 2017, près de 350 entretiens seront menés auprès de jeunes de quartiers populaires à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), à Nantes (Loire-Atlantique), à Echirolles (Isère), à Strasbourg (Bas-Rhin), à Lille (Nord) et à Figeac (Lot). L’idée, alors, n’est pas de se focaliser sur la radicalisation mais d’« écouter les jeunes dans leur rapport au monde ». Soutenus alors par la CGET, devenue aujourd’hui l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), ces travaux ont guidé la mise en œuvre de la pédagogie. D’où la parution de deux publications distinctes, consultables en ligne : l’une porte sur les enseignements de la recherche(2) ; l’autre aborde les outils pédagogiques et les conditions de mise en place de ces ateliers(3).
Travail de recherche
Dans ce second texte, Joëlle Bordet explique combien les professionnels sont nombreux à se trouver démunis, voire sidérés, face aux propos de certains jeunes. Prenant de plein fouet les crises qui secouent le monde, des attentats aux épidémies de Covid, sensibles aux thèses complotistes, ces derniers développent des « attitudes de défense parfois sans issue ». « Les attentats ont été sidérants pour tous, mais nombre d’habitants des quartiers populaires de culture ou de religion musulmane se sont sentis à la fois en partie responsables de ces situations et perçus par la société comme des boucs émissaires. »
Le but de cette pédagogie n’est pas de permettre l’expression des jeunes ni de leur apprendre des comportements : « Il s’agit pour les professionnels, détaille la psychosociologue, de les écouter au plus près de leurs émotions et de penser avec eux tout en travaillant sur ce qui est inacceptable du point de vue éthique. On espère ainsi les armer pour qu’ils puissent réagir à distance du jugement moral, sans être dans le déni ou dans la fuite. » Et Joëlle Bordet de poursuivre : « Aujourd’hui, on assiste à un retour fort des pédagogies d’encadrement. On apprend aux jeunes ce qu’ils doivent penser, notamment sur les valeurs de la République. Leur faire confiance, partir de leurs pratiques et de ce qu’ils pensent est une question de démocratie »(4).
Cinq scènes, cinq supports
Concrètement, les ateliers se déclinent en cinq modules, cinq « scènes pour penser », qui correspondent à autant d’enjeux identifiés lors de la recherche. Le premier traite le thème de la « controverse » : les jeunes sont invités à s’exprimer pour ou contre une situation et à prendre conscience de la valeur de la parole. Second module : les valeurs, en particulier celles de justice, de respect et de loyauté, auxquelles ils sont souvent attachés. « C’est une question très importante pour eux. Il s’agit d’explorer leur rapport aux valeurs, à la morale, aux codes de quartier. » Le troisième module – les rapports géopolitiques – invite les jeunes à se situer dans le monde, au regard des enjeux internationaux. Le quatrième – « Ce qui fait peur et ce qui rassure » – aborde notamment les craintes existentielles des jeunes. Enfin, le dernier est consacré à la déconstruction des stéréotypes.
Pour chaque module, des supports favorisant des projections sur des situations ont été créés. Les rapports géopolitiques sont ainsi abordés par le prisme d’un planisphère : à l’aide d’un feutre, les jeunes sont invités à indiquer les pays où ils identifient une religion, la guerre, la paix, la richesse ou la pauvreté. Se dévoilent alors des situations qui parlent de leur représentation du monde. « A partir de ce support, on peut parler d’autre chose, se placer à distance du stigmate, souligne Joëlle Bordet. Souvent, les jeunes citent leur pays d’origine, d’autres qui se sentent maltraités en tant que musulmans vont exprimer leur solidarité avec la Syrie… » Le module sur la peur utilise le principe du photolangage pour exprimer des ressentis à partir d’une image. « Ça dit beaucoup sur leur vécu et leur parcours », analyse Mohamed Meghit, chargé du dispositif d’accompagnement à l’exclusion scolaire (DAES) de la ville de Corbeil-Essonnes. Il se rappelle cette jeune fille rom qui associait une paire de chaussures à la nécessité de fuir. Dans le flot des propos, souvent, des émotions émergent. « Si vous êtes défensifs, vous ne pouvez pas accueillir les jeunes, explique Joëlle Bordet aux professionnels. Il faut vous autoriser de l’intimité, sans aller trop loin. Ne pas nier cette émotion, mais réussir à la redonner au groupe pour ne pas casser la dynamique. »
Communauté éducative
Il ne s’agit pas ici de débattre, mais d’écouter l’autre pour réfléchir soi-même. Avec l’objectif que les jeunes se parlent entre eux, et non plus à l’adulte, dans un processus horizontal d’identification. « Vous êtes au bord du bocal, eux dedans, et ils vous oublient », explique par analogie Joëlle Bordet aux professionnels. « Le principe d’écouter et de penser avec les jeunes n’est pas nouveau. Mais la scène de travail amène les professionnels à entendre des choses qu’ils n’entendent jamais. Et elle permet aux jeunes de sortir du stigmate qui les construit trop souvent et les empêche de grandir. »
Depuis la concrétisation du dispositif pédagogique, Joëlle Bordet et son équipe constituée de deux autres intervenants ont formé les professionnels sur 12 sites, de Reims à Grigny en passant, donc, par Corbeil-Essonnes. Chaque fois, la mission s’inscrit dans le cadre du programme « cités éducatives », qui réunit la municipalité, l’Education nationale et la préfecture autour des enjeux éducatifs dans les quartiers prioritaires de la ville. Car au-delà de principes pédagogiques, ces ateliers favorisent la création d’une culture partagée entre professionnels œuvrant sur les politiques locales de la jeunesse. Des partenariats encore timides dans certains territoires, particulièrement à Corbeil-Essonnes. Dans une ville marquée pendant près de deux décennies par le système « Dassault » – les maires Serge Dassault (1995-2009) et Jean-Pierre Bechter (2009-2020, son ex-bras droit, ont tous deux été condamnés pénalement par la justice –, les quartiers populaires n’ont pas été épargnés par les pratiques clientélistes. Alors que la commune compte quatre quartiers prioritaires de la politique de la ville, la nouvelle majorité cherche à structurer une communauté éducative qui s’est délitée.
« Ce travail de formation fait fonction de partenariat », explique Joëlle Bordet qui, au-delà du propos, cherche à impulser une dynamique de groupe. Autour de la table, les profils traduisent la diversité des professionnels engagés auprès de la jeunesse : responsable du dispositif municipal dédié aux décrocheurs scolaires, médiatrice au service culture, référente jeunesse à la MJC (maison des jeunes et de la culture), éducateur de rue, professeur documentaliste du lycée de la ville et conseiller principal d’éducation (CPE) dans un collège en réseau d’éducation prioritaire sur un quartier isolé (REP+). Ce dernier, Arnaud Montet, explique son engagement : « En tant que CPE, on travaille sur la dimension éducative de l’élève. Mais on comprend vite que si on est seul, notre action s’arrête à la sortie de l’établissement. Ce travail est un moyen de se mettre en relation avec des partenaires. Et c’est d’autant plus important dans une ville où on a très peu de liens entre professionnels. Au sein de mon collège, aucun acteur extérieur – tels que des éducateurs de rue, par exemple – n’intervient. » Professeur au lycée Robert-Doisneau, Mathias Tessier apprécie également « cette ouverture de l’établissement à la ville ». « Au lycée, on considère les jeunes comme des élèves, et non pas comme des ados. On peut donc diffuser du savoir sans prendre en compte la personne ni sa parole. Là, on crée un espace où on commence à réfléchir ensemble. C’est à la fois riche et nécessaire. »
Les professionnels estiment pouvoir utiliser ces méthodes dans leur travail quotidien. « La formation m’a permis de mieux me positionner à l’égard des jeunes, notamment les décrocheurs scolaires dont j’ai la charge, explique Mohamed Meghit. Ils ont des choses à dire, mais souvent ils s’expriment par la violence. Avec ces ateliers, on se confronte à leur manière de penser. Les modules permettent de libérer la parole sur des sujets intimes ou d’actualité, de développer leur esprit d’analyse et de mieux travailler sur les questions sensibles. Je pense à la radicalisation. Face à un jeune fermé, je me sens plus armé pour discuter de sa vision du monde, sans aborder le sujet frontalement, sans l’éviter non plus ou lui imposer ce que je pense. »
Alors que la phase de formation et d’expérimentation s’achève dans la plupart des sites, reste à diffuser ces « ateliers de la pensée critique ». Des formations devraient ainsi voir le jour au-delà des « cités éducatives », à destination par exemple des travailleurs sociaux du Centre de formation de l’Essonne, à Grigny. Et chaque professionnel est amené à devenir, en quelque sorte, un ambassadeur de la pensée critique.
(1) Programme de prévention en milieu scolaire contre le racisme et le sexisme. Il réunit l’Union des étudiants juifs de France, SOS Racisme et la Fédération des associations générales étudiantes (Fage).
(2) « Comprendre. Ecouter les jeunes des quartiers populaires pour les accueillir dans la démocratie », ANCT, 2021 – A consulter sur : bit.ly/3ANDzpw.
(3) « Agir. Développer la pensée critique avec les professionnels de la jeunesse et les jeunes adultes des quartiers populaires », ANCT, 2021 – A consulter sur : bit.ly/3VofsXY.
(4) Lire à ce propos Adolescence et idéal démocratique. Accueillir les jeunes des quartiers populaires, de Joëlle Bordet et Philippe Gutton, éd. In Press, 2014.