Actualités sociales hebdomadaires - En privilégiant le placement chez un proche, la loi « Taquet » est-elle un pas supplémentaire vers l’inclusion de la famille ?
Laurent Gebler : Cette disposition s’inscrit dans un mouvement général de la législation en protection de l’enfance qui consiste à accorder une place plus importante à la famille, et s’illustre aussi avec l’idée de non-séparation des fratries. Cela procède d’une prise de conscience des besoins de l’enfant, en l’occurrence, ici, celui d’assurer une continuité affective. Même en cas de placement en institution, on doit d’ailleurs maintenir des liens d’attachement avec les personnes qui comptent dans la vie de l’enfant. Mais le code civil définissait déjà un ordre de priorité : en cas de placement, le juge devait d’abord confier le mineur à l’autre parent, puis à un membre de la famille ou à un tiers digne de confiance, et seulement en troisième lieu aux établissements de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Malgré cette disposition, l’idée n’était pas complètement entrée dans les mœurs. Le législateur a voulu donner un coup d’aiguillon pour qu’on envisage un accueil dans l’entourage direct, qu’il soit familial ou amical, avant de recourir au placement en institution. Pour autant, la loi de 2022 ne dit pas qu’il faut systématiquement confier l’enfant à sa famille élargie. Elle rappelle qu’on ne peut pas, sauf urgence, faire l’économie d’évaluer cette éventualité.
Pourquoi cette possibilité n’était-elle plus souvent proposée ?
Le juge des enfants n’est pas forcément contre. Mais il ne peut prendre sa décision qu’à partir des évaluations qu’on lui transmet. On doit explorer l’entourage de l’enfant, les personnes importantes à ses yeux et qui présentent les garanties suffisantes pour être sollicitées. Mais, souvent, les tiers étaient occultés dans les signalements. Même les services diligentés par les juges pour effectuer des investigations n’avaient pas forcément le réflexe d’interroger les possibilités dans l’entourage.
Est-ce dû à une réticence d’impliquer la famille ?
Il y a historiquement une méfiance face à la famille, notamment à l’égard des grands-parents. On a longtemps considéré, pas toujours à tort d’ailleurs, que si les parents étaient défaillants dans leur parentalité, c’est peut-être aussi parce qu’ils reproduisaient les dysfonctionnements de leur propre enfance. On observe aussi parfois une réserve à l’égard des membres de la famille, associée au fait que, dans beaucoup de situations, il existe des rivalités ou des tensions familiales qui risquent de mettre l’enfant au cœur de nouveaux conflits dont il n’a pas besoin. Mais globalement les mentalités évoluent. Evaluer les proches fait désormais partie des missions types données aux services de MJIE [mesure judiciaire d’investigation éducative]. Au-delà des principes, on est confronté aux réalités du terrain. Théoriquement, une mesure d’investigation dure six mois, mais, en pratique, cela prend plutôt le double.
Quelles conditions doivent être réunies pour décider d’un placement dans l’entourage de l’enfant ?
On comprend bien l’émotion que suscite la question du placement d’un enfant dans certaines familles. Mais il ne s’agit pas de décréter par principe qu’une tante ou un grand père seront une meilleure solution qu’une famille d’accueil sous prétexte qu’ils font partie de la famille. On ne peut pas raisonner suivant une position du « à tout prix ». C’est au juge d’apprécier à partir de trois critères principaux développés dans l’évaluation. D’abord, on recherche s’il existe un réel lien d’attachement entre l’enfant et le tiers. Si le mineur passait tous ses week-ends et ses vacances avec ses grands-parents, cela paraît normal de prioriser cette possibilité. Ensuite, on examine les troubles psychologiques et les besoins de l’enfant. Certains mineurs présentent des troubles du comportement dont les tiers ne mesurent pas forcément l’ampleur, ou qui nécessitent une prise en charge en institution. Il ne s’agit pas de mettre l’enfant ou ceux qui l’accueillent en difficulté. Enfin, on étudie comment se positionne le tiers par rapport aux raisons qui ont conduit au placement.
Quels sont les enjeux ?
Les conflits d’intérêts. Prenons l’enfant d’une mère qui présente des troubles psychiatriques graves. Comment le confier à sa grand-mère maternelle, si elle est persuadée que sa fille va très bien et que l’enfant lui a été injustement retiré ? Quel discours va-t-elle véhiculer auprès de l’enfant ? Quelle est la capacité de cette grand-mère à bien comprendre que l’enfant lui est confié dans le cadre d’une décision de justice, et pas à l’amiable dans la famille où ses membres s’arrangent entre eux ? A l’inverse, la grand-mère en guerre avec sa fille présente une situation tout aussi problématique puisque cela peut engendrer des conflits de loyauté ou des rivalités supplémentaires pour l’enfant. On reçoit aussi des tiers qui se mobilisent et veulent à tout prix éviter le placement en famille d’accueil comme si c’était le plus terrible qui puisse arriver à l’enfant, et sont donc prêts à proposer n’importe quoi alors qu’ils ne sont pas capables psychiquement ou physiquement de s’en occuper. Par ailleurs, on tiendra compte aussi des sentiments exprimés par l’enfant. Parfois, le placement en foyer est tellement délétère pour l’enfant qu’il se met en danger : même s’il y a quelques tensions familiales, la solution des proches peut alors être meilleure.
Le placement dans l’entourage est-il courant ?
A l’heure actuelle, on peut estimer qu’environ un accueil sur dix se fait dans l’entourage. Si le mineur s’est réfugié chez un proche qui propose de le garder, le juge aura tendance à laisser cet état de fait tel quel, le temps d’analyser la situation. En dehors de cette configuration, il est rare que l’enfant soit confié dès le début à un membre de la famille, puisqu’on n’a pas eu le temps d’évaluer. Parfois, on examine comment l’enfant se comporte et se sent au foyer avant de le placer dans un second temps chez un proche. Et puis les tiers se manifestent parfois tardivement, au bout de plusieurs mois.
Cette solution fonctionne-t-elle ?
De plus en plus, le juge qui prend cette décision la double d’une mesure d’AEMO [action éducative en milieu ouvert] chez le tiers. Quand la situation a été soigneusement évaluée, que les services d’AEMO et le tiers collaborent et que, si possible, les parents adhèrent à ce choix – car, pour certains, il peut se révéler moins stigmatisant de voir son enfant confié à l’ASE plutôt qu’à sa famille –, c’est vraiment une solution intéressante. Quand le juge estime que les droits de visite doivent être encadrés, la loi prévoit désormais qu’un service d’AEMO soit désigné pour assurer la médiatisation des rencontres avec les parents. C’était l’un des obstacles au placement : les services de l’AEMO considéraient qu’il ne faisait pas partie de leurs missions d’organiser des visites médiatisées si l’enfant ne leur était pas confié. Reste à ce que les services soient en capacité matérielle de le faire. A la marge, il peut arriver que le tiers renonce de lui-même. Il a voulu bien faire pour aider l’enfant, pour éviter à tout prix un placement institutionnel, et cela n’a pas fonctionné : l’enfant n’est pas à l’image de ce qu’il avait envisagé, il présente des troubles du comportement trop lourds ou les relations avec les parents ne sont pas gérables.
Un placement chez un tiers qui échoue ne risque-t-il pas d’abîmer encore plus l’enfant ?
Le placement en institution peut aussi faire des dégâts. Il n’y a pas de solution parfaite. Le tout est d’essayer de faire du sur-mesure, de ne s’interdire aucune possibilité. Il ne faut pas considérer systématiquement ces tentatives avortées comme des échecs. Ce sont parfois des étapes nécessaires. Dans certains cas, l’enfant n’est pas prêt à aller directement en foyer. C’est important pour lui d’en passer par là, pour qu’il se rende compte par lui-même que le proche qui l’accueillait n’est pas en mesure de pouvoir s’occuper de lui malgré sa bonne volonté. Cela évite aussi les placements en urgence qui sont toujours les plus mauvaises réponses. Quand on peut, l’enfant doit se trouver dans un environnement connu, quitte à se rendre compte que la situation ne peut pas durer. Cela peut permettre de préparer tranquillement une solution plus durable. Si ces conditions ne sont pas réunies pour une prise en charge continue ou quotidienne, on peut trouver une solution intermédiaire avec un internat scolaire doublé d’un accueil le week-end. Ou mettre en place des droits de visite, d’hébergement, voire des vacances. L’essentiel est de maintenir des liens affectifs réguliers.