Les camionnettes sont stationnées de part et d’autre de la rue, le long du stade de Gerland. Ce soir-là, il y en a 73 au total, dont 29 sont occupées, lorsque Marta Lobo Ruiz et Pajtesa Duraku entament leur maraude. Toutes deux travaillent depuis un an respectivement en tant qu’éducatrice spécialisée et médiatrice interculturelle au sein de l’association Amicale du Nid. Trois fois par semaine, elles arpentent le quartier pour distribuer des kits d’hygiène, du gel hydroalcoolique, des préservatifs, des lubrifiants ainsi qu’un plan de leurs locaux situés à quelques rues de là. « Nous leur demandons comment ça se passe avec les clients et leur indiquons que nous tenons des permanences en accueil de jour, où elles peuvent venir nous rencontrer », explique Marta Lobo Ruiz. En moyenne, à chaque maraude, les travailleuses sociales, qui exercent toujours en binôme, voire en trinôme, s’arrêtent dans cinq à dix camionnettes. Certaines femmes les connaissent très bien. Assises sur le siège conducteur ou à l’arrière du véhicule, sur le lit toujours soigneusement fait, d’autres sont là depuis quelques semaines seulement et n’ont pas encore identifié les salariées de l’association. L’occasion de les informer sur leurs droits. « Par exemple, toutes ne savent pas qu’avec des papiers espagnols elles peuvent travailler légalement en France », précise Pajtesa Duraku.
Ce soir-là, la grande majorité des femmes sont originaires de la République dominicaine. C’est le cas d’Elena, esthéticienne, venue en France pour gagner un peu d’argent afin d’ouvrir son institut. Son fils de 14 ans est resté au pays avec son petit ami. Chaque jour et chaque nuit, elle enchaîne les passes et les formations d’esthéticienne en visio. Nombre d’entre elles ont, au mieux, un titre de séjour. « Les camionnettes comme à Gerland sont vraiment une caractéristique lyonnaise. Plus généralement, dans le Rhône, la prostitution “visible” est surtout étrangère. Il y a quelques années, nous n’avions presque que des femmes du Nigeria. Aujourd’hui, c’est l’Amérique latine et un peu la Roumanie », détaille Véronique Cappe, directrice de l’Amicale du Nid des départements du Rhône, de l’Isère et de la Savoie. Les formes de prostitution évoluent aussi. « Nous avons besoin de développer de nouveaux modes d’“aller vers” en fonction des publics qui sont différents selon que l’on parle d’un bar à champagne, de réseaux rom, de camionnettes dans la rue ou de mineurs de l’ASE [aide sociale à l’enfance] », commente la directrice.
Posture abolitionniste
L’antenne lyonnaise de l’Amicale du Nid, située dans le VIIe arrondissement, est l’une des huit structures qui composent l’association nationale. Son objectif : aller à la rencontre, accueillir et accompagner les personnes en situation, ayant connu ou en risque de prostitution pour leur permettre une insertion sociale et professionnelle. Ce dernier point est essentiel : parfois critiquée au sein des acteurs de terrain, l’Amicale du Nid se distingue par sa vision abolitionniste et fait de la sortie de la prostitution un axe majeur. « Nous envisageons la prostitution comme une violence qui s’inscrit dans un rapport de domination, des hommes sur les femmes, et des clients avec de l’argent sur les personnes qui en ont besoin », explique Véronique Cappe. Par opposition à une posture « réglementariste », davantage centrée sur la réduction des risques, l’Amicale du Nid rejette l’idée d’un choix libre et éclairé qui amènerait une personne à se prostituer. « Pour moi, la question du choix individuel est compliquée, au regard des séquelles physiques et psychologiques que l’on observe. Nous estimons que toutes les femmes sont victimes du système prostitutionnel car, à un moment de leur vie, elles ont été témoins ou victimes d’abus, de violences, parfois dès l’enfance, qui les ont conduites là », poursuit la directrice.
Cette posture entraîne des choix d’action sur le terrain. Pour fonctionner, l’association repose sur plusieurs pôles : l’équipe de prévention, chargée des maraudes, de l’accueil de jour et de l’accompagnement global hors hébergement en milieu ouvert, et celle du CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale), qui comporte 24 places. S’ajoutent un pôle « transversal », composé notamment d’une psychologue à mi-temps, d’une coordinatrice santé et d’une formatrice, ainsi qu’un pôle « insertion », qui s’appuie sur un atelier d’adaptation à la vie active (Aava). L’association s’inscrit ainsi dans la lignée de la loi du 13 avril 2016 ayant créé le parcours de sortie de prostitution (PSP), lequel permet à des personnes étrangères en situation de prostitution de bénéficier, après avis d’une commission départementale et autorisation du préfet, d’un titre de séjour provisoire, d’une aide financière et d’un accompagnement socio-professionnel pendant six mois, renouvelable quatre fois.
De victimes à actrices
Au rez-de-chaussée, une odeur de plastique chauffé emplit le grand hangar où ont été installées plusieurs machines d’imprimerie. Des stocks de rouleaux de scotch empilés sur l’armoire surplombent des cartons prêts à être filmés avant l’envoi aux clients. Joy(1) emballe un dernier tas de feuilles customisées, sous le regard de l’encadrante technique. Ici, 18 « stagiaires » travaillent à hauteur de 17 h 50 par semaine. Les commandes sont passées par des entreprises publiques et privées, pour différentes prestations : conditionnement, façonnage manuel, colisage. Pour intégrer le programme, chacune des femmes doit être accompagnée par un travailleur social. « Elles peuvent être orientées par le CHRS, le CCAS [centre communal d’action sociale], la Métropole de Lyon ou directement par quelqu’un de l’association, détaille Emmanuelle Pagnan, éducatrice spécialisée qui encadre l’atelier. L’Aava permet à des personnes sans droits ni titre de séjour de travailler grâce au statut d’association. Il s’agit souvent de leur première expérience professionnelle en France, après la prostitution. On sait toutefois que la faible rétribution – 60 % du Smic – fait que certaines peuvent faire des allers-retours dans la prostitution. Mais ce premier salaire est déjà très important pour se projeter dans une autre vie. »
Cuisinier de formation, Eric Dubray est devenu encadrant technique. Il a travaillé dans la protection de l’enfance, avant de postuler à l’Amicale du Nid. « Ce qui me plaît dans l’atelier, c’est qu’il donne un but et un rythme. C’est miraculeux de voir les changements sur les visages des personnes qu’on accompagne. En quelques semaines, elles ont l’air transformées. » Eric sait toutefois que le fait d’être un homme peut engendrer des blocages. « On m’a dit que je représentais l’archétype du client : un homme blanc de 50 ans. Alors on en parle beaucoup lors des réunions d’équipe. Nous sommes également épaulés par une ethnopsychologue pour évoquer les différences de représentations culturelles. »
Ce matin, au milieu des soudeuses et des imprimantes, elles sont quatre stagiaires. Toutes d’origine nigériane. « C’est le public que nous avons commencé à accompagner il y a deux, trois ans. Elles sont parvenues à venir demander de l’aide et ont avancé dans leur parcours », abonde Véronique Cappe. Deux femmes sont assises côte à côte et parlent un mélange de nigérian et d’anglais. Emmanuelle Pagnan les enjoint doucement à parler en français : c’est l’une des règles de l’atelier et du PSP. Toutes doivent d’ailleurs assister à quatre heures de français langue étrangère (FLE) par semaine. « Beaucoup sont dans une logique de survie, après des parcours de prostitution très violents, et elles ne peuvent pas se projeter à plus de trois mois. Il est très compliqué de construire un projet d’insertion dans ce cadre-là », intervient Clémence Champion, récemment embauchée pour occuper le poste de conseillère d’insertion sociale et professionnelle. Chargée de développer les partenariats et de faire le lien avec les équipes, la travailleuse sociale évoque la difficulté à mobiliser ce public : « J’essaie de faire en sorte que les propositions viennent d’elles, et non des référentes sociales. Mais c’est un vrai enjeu de savoir définir ses propres besoins. Or, si ça ne vient pas d’elles, ça ne marche pas. » Et Véronique Cappe d’ajouter : « L’Amicale du Nid a vraiment ce rôle d’être d’abord un lieu sécurisant. La deuxième étape vise à rendre les personnes actrices en sortant de leur statut de victime. »
Alors que le groupe de l’après-midi a pris place dans l’atelier, Joy, Grace et Esther(1) transforment la cuisine collective en salle de répétition. Avec une comédienne et deux travailleuses sociales, elles préparent leur prochaine pièce de théâtre. A cinq sur la scène improvisée, elles racontent en plusieurs actes les histoires croisées de deux femmes, l’une en exil, fuyant un mariage forcé au Nigeria, l’autre en France, cherchant à quitter un mari violent.
Formation et co-étayage
Malgré des réussites, les acteurs de terrain pointent la faiblesse du nombre de personnes engagées dans un parcours de sortie de prostitution à l’échelle nationale : 564 depuis la promulgation de la loi, sur près de 30 000 personnes estimées en situation de prostitution. « On veut proposer une alternative, mais la régularisation dépend de la préfecture, pas de nous. Or c’est une question cruciale pour s’insérer », affirme Emmanuelle Pagnan. Même constat à propos des financements de l’association, que cette dernière doit quémander à gauche et à droite, ce qui engendre parfois « un sentiment d’impuissance pour l’équipe ».
Toutefois, cela n’empêche pas le développement de nouveaux axes. Depuis fin 2020, une équipe a été mise en place à destination d’un public mineur. « Les réseaux sociaux ont mis en lumière la prostitution des mineures, même si celle-ci existe depuis toujours. En revanche, nous observons un rajeunissement de l’âge, avec des gamines de 12 ans qui se prostituent. C’est le résultat d’années de non-prise en charge des violences sexuelles sur mineurs en France », analyse Adriane Boutan, assistante sociale de formation, ayant travaillé plus de dix ans à l’accompagnement de femmes victimes de violences. Elle coordonne l’équipe « mineures » depuis novembre dernier, et notamment les actions de sensibilisation auprès des professionnels de l’ASE. L’an passé, 320 personnes ont ainsi été formées au cours de sessions de neuf heures. « Il existe d’énormes lacunes dans ce secteur. Il faut outiller les professionnels, leur apprendre à identifier, à repérer et à s’autoriser à nommer la prostitution comme une violence. C’est encore très tabou », souligne-t-elle. Depuis le mois de décembre, l’équipe « mineurs » de l’Amicale du Nid propose également des co-accompagnements pour les jeunes suivis par l’ASE et la protection judiciaire de la jeunesse.
« Quand on parle de mineurs, on est dans le champ des violences sexuelles condamnables. La grande difficulté est que les mineures elles-mêmes ne mettent pas forcément les mots sur ce qu’elles vivent et, dans certaines affaires jugées au pénal, elles sont identifiées comme coupables car elles passent parfois du côté du proxénétisme, pour reprendre une forme de contrôle. Il faut donc changer de regard et de paradigme sur l’ensemble de la prostitution », souffle Adriane Boutan. Pour la professionnelle, l’objectif premier est de déplacer le curseur de la responsabilité et d’aider la victime à prendre conscience qu’elle se trouve au cœur d’un système. « Il y a toujours quelqu’un qui va les capter et les placer en prostitution pour la première fois », martèle la formatrice. Le suivi consiste ensuite à travailler sur le « bénéfice secondaire » : autrement dit, la raison pour laquelle une personne reste en prostitution. Une ligne directrice au sein de l’association, et qui vaut particulièrement pour les mineures. « Le premier axe est souvent l’argent. Mais la prostitution est un symptôme, l’arbre qui cache la forêt. Il existe parfois une telle faille narcissique que la prostitution sert à s’anesthésier sur le plan émotionnel. On estime qu’entre 60 % et 80 % des mineures ont été victimes de violences antérieures », déclare l’assistante sociale.
Dans la continuité de ces démarches auprès des acteurs de la protection de l’enfance, l’Amicale du Nid ambitionne d’élargir la prévention au sein de l’Education nationale. Car la prostitution peut toucher tous les milieux. « Selon moi, cela revient à travailler sur les inégalités femmes-hommes, sur le consentement et, en filigrane, à aborder ce qui, dans un système patriarcal, peut les amener à la prostitution », affirme Adriane Boutan. Une sensibilisation qui aurait vocation à ne pas s’adresser uniquement aux femmes, principales victimes de violences, mais à l’ensemble de la population, dès l’adolescence.
(1) Les prénoms ont été modifiés.