« Tu as pu trouver un ordinateur ? Ton amie a pu t’aider ? » La conversation engagée par Myriam Tafer est d’emblée concrète. A 9 h 30 ce matin-là, la coordinatrice de La Touline, à Grenoble, reçoit Abdelkader. Un filet de soleil éclairant son visage, dans ce petit bureau partagé avec d’autres associations du pôle « Avenir emploi Isère » de la fondation Apprentis d’Auteuil. « Oui c’est bon, mais je galère encore à trouver la connexion tous les jours », répond le jeune homme. Un simple échange qui pose d’emblée l’ambition du dispositif : « Mon travail consiste à mettre en réseau le jeune sortant de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et à avancer concrètement à partir de sa demande initiale », explique Myriam Tafer.
Assistante sociale de formation, elle a longtemps travaillé dans l’accompagnement de jeunes en soins-études, à l’hôpital du Grésivaudan, proche de Grenoble. Abdelkader, lui, fait partie des 40 jeunes âgés de 18 à 25 ans accompagnés par l’antenne grenobloise de La Touline, établie là depuis juin 2022. Lancé à Dijon en 2016, le dispositif, est aujourd’hui déployé sur 17 territoires en France. « Il est né du constat, pointé par différents rapports[1], qu’environ 30 % des personnes sans domicile fixe sont d’anciens enfants placés, souligne le coordinateur national Hugues Herdalot. Il fallait donc imaginer un modèle, qui n’existait pas encore en France, pour accompagner ces jeunes sortants de la protection de l’enfance. »
Le nom de La Touline (cordage qui relie le navire au quai ou à un autre bateau) n’a pas été choisi par hasard. « Ce nom symbolise vraiment notre action d’amarrage du jeune à des dispositifs de droit commun dans le cadre d’un suivi très souple, sans contractualisation ni engagement », spécifie Myriam Tafer. Après seulement deux mois de contacts, la confiance entre Abdelkader et elle est palpable. Passé de familles d’accueil en foyers pendant des années, avec un suivi médical lourd pour son diabète, le jeune homme s’est engagé, à 21 ans, dans une formation continue pour passer le bac en candidat libre. « Quand on entre au sein de l’ASE, on se rend vite compte qu’on n’aura pas les mêmes chances que les autres. Quand j’ai dit que je voulais passer mon bac on m’a bien fait comprendre que ce serait difficile, voire impossible, et qu’il fallait plutôt regarder du côté des métiers en tension à Grenoble comme la restauration ou les chantiers », témoigne celui qui, pourtant, n’a rien lâché.
« Abdelkader est venu nous trouver pour que nous l’aidions à passer son bac. Je suis partie des questions : “Quelles sont tes ressources ? De qui, de quoi es-tu entouré ?”, détaille la coordinatrice. Je l’ai mis en lien avec l’association lyonnaise Coup de pouce, pour travailler son français tous les mardis, et avec une autre structure grenobloise d’accueil de jeunes où il peut se poser pour plancher sur ces cours. On avance pas à pas vers cet objectif. » Et Abdelkader d’ajouter : « Je n’ai pas d’argent, pas d’endroit pour travailler, donc Myriam m’aide à m’organiser. Entre deux dissertations, je travaille aussi sur des chantiers à la journée. Je suis prêt à tout sacrifier pour avoir le bac ! »
La Touline accompagne des jeunes ayant bénéficié d’une mesure de protection dans les trois dernières années. « Impossible de suivre ceux qui ont une mesure de protection sur la toute petite enfance, explique la coordinatrice. On ne peut pas se substituer aux prérogatives départementales. » Le dispositif se situe en effet dans la continuité de la mission de protection réservée à l’ASE. C’est pourquoi, lors de sa prise de fonction, Myriam Tafer a mis un point d’honneur à aller à la rencontre de plus d’une centaine de partenaires de l’agglomération grenobloise.
Un maillage de partenaires
A 4 kilomètres des bureaux de La Touline, dans la commune voisine de Saint-Martin-d’Hères, Karima Benberghout garde un très bon souvenir de cette rencontre. Elle est l’une des deux cheffes de service du dispositif « Rose Pelletier », qui accueille huit adolescents de 13 à 18 ans dans une maison d’enfants à caractère social (Mecs) et 23 autres, orientés par l’ASE, en appartements collectifs de trois occupants au maximum ou en studios individuels : « Certains jeunes que nous accompagnons vont tendre vers le droit commun et partir en ayant un logement, un travail, une situation stable, etc. Mais pour d’autres, la projection vers un ailleurs est très compliquée. Certains objectifs sont travaillés dans le cadre du contrat jeune majeur mais parfois ils ne sont pas atteints à l’âge de 21 ans. Un dispositif comme celui-ci est très rassurant pour nous, confie la cheffe de service. On a beau dire, 21 ans c’est encore jeune. J’ai en tête une jeune fille pour qui il était très important qu’un lien puisse se faire entre les éducateurs et La Touline pour lui permettre de se sentir en confiance et de ne pas se retrouver seule la fin de la prise en charge approchant. »
Caroline Le Masson, directrice adjointe de ce pôle d’hébergement de la Sauvegarde de l’Isère, voit elle aussi dans ce dispositif un partenaire précieux, qu’elle espère durable pour accompagner un public jeune qui, d’année en année, cumule les fragilités : « Les adolescents que nous accueillons ont d’immenses carences psychologiques, sociales, culturelles. Des choses qui étaient faciles, hier, à mettre en place pour préparer la sortie ne le sont plus aujourd’hui. En trente-quatre ans d’expérience, je constate que l’accompagnement par le soin a pris petit à petit le pas sur le suivi social. » La faute au Covid, aux évolutions des pratiques éducatives, aux manques criants de personnels médicaux et à la consommation, décuplée, de drogues. « Nous devons sans cesse faire évoluer nos pratiques face à des jeunes qui ont de plus en plus de troubles psychiatriques et sont en grande souffrance, abonde la cheffe de service Karima Benberghout. A la veille de leur sortie certains sont à des années-lumière de pouvoir s’insérer. » Avant que la directrice adjointe ne conclue, évoquant la loi « Taquet » du 7 février 2022 relative à la protection de l’enfance, qui prévoit un droit au retour du jeune avant ses 21 ans si besoin, mais plus après : « Sauf qu’au bout d’un moment, notre mission s’arrête et nous n’avons plus d’options. »
Gaëlle Bergeron, elle aussi, y croit. « Une quinzaine de jeunes suivis par la mission locale ont pu se mettre en lien avec La Touline pour réussir leur insertion. Pour la Bretonne que je suis, ce dispositif apparaît comme un réel point d’ancrage ! Car il faut voir ce que ces jeunes qui sortent de l’ASE endurent comme parcours… ça force le respect », insiste la conseillère « insertion référente formation » à la mission locale de Saint-Martin-d’Hères, qui tient à rappeler que son objectif est commun et son action complémentaire à La Touline : sécuriser l’autonomie du jeune.
Dans le hall de La Touline, à la fin de son rendez-vous, Abdelkader se retourne au bruit de la sonnette et reconnaît Ophélia. « Vous vous connaissez ? C’est incroyable ! », s’étonne Myriam Tafer. « Ça fait dix ans qu’on ne s’était pas vus, mais nos chemins se croisent souvent ! », sourit Ophélia. Abdelkader renchérit : « Nous, les jeunes de l’ASE, on se croise tous, de toute façon. On était ensemble dans le Vercors. » Ophélia vient honorer un premier rendez-vous. Son contrat jeune majeur a cessé le 31 août dernier et rapidement elle s’est tournée vers La Touline de Lyon, où elle résidait. « Mes collègues m’ont appelé pour me dire qu’Ophélia avait le projet de revenir sur Grenoble. Elle est déjà bien entourée, avec une assistante sociale, un psychologue et une curatelle Je lui ai demandé ce qu’elle venait chercher ici et elle m’a parlé de son envie de faire de la percussion et du djembé. C’est ça qui, en ce moment, lui procure du plaisir, alors on part là-dessus », déclare la coordinatrice en souriant.
La juste proximité
Cette dernière suit, à elle seule, 40 jeunes. Mais elle y trouve son compte, et estime que le dispositif est une chance dans son parcours de travailleuse sociale : « Il représente ce que j’entends par “faire du social” aujourd’hui. Etre très souple, sans les mauvais côtés de l’institution, pour permettre une belle relation, riche et simple, avec les jeunes qui viennent véritablement chercher de la souplesse dans le lien. » Où le volet affectif compte aussi beaucoup.
A la question de savoir ce que La Touline a changé pour lui, Abdelkader parle de cette relation de confiance et de proximité, qui tranche avec le sentiment d’avoir été « cassé » par l’institution, voire fracassé. « Je ne parle pas seulement pour moi, mais on est fatigués d’être ballottés d’association en association, d’éducateur en éducateur pendant des années. La majorité des jeunes que je connais sont tombés dans la prostitution ou le trafic de drogue, confrontés à trop de ruptures et peu de personnes qui ont eu confiance en eux. Avec Myriam c’est différent, elle est à l’écoute et j’ai tout de suite accroché », signifie-t-il. Les yeux cernés mais brillants, il complète : « Il faut être suffisamment idiot pour pouvoir rêver. » Rêver, Abdelkader ne s’en empêche pas, il veut devenir designer de mode. « J’ai trouvé un mécénat pour t’aider à faire ton book », lui annonce Myriam Tafer à la fin de l’entretien, saisissant son agenda. Rendez-vous est pris pour la semaine d’après. « Comme me l’a dit un jour très justement quelqu’un, ici il faut travailler sa juste proximité plutôt que sa juste distance. Je ne dis pas que je ne me questionne pas. Au contraire, car ma personne représente le dispositif. Mais le défi vaut le coup d’être relevé », explique la coordinatrice. Depuis la fin février, cependant, la Touline est incarnée par une seconde personne qui l’a rejointe.
« Notre objectif est d’augmenter le nombre de dispositifs à l’échelle nationale en espérant que les départements se saisissent de nos sollicitations pour accompagner les sortants de la protection de l’enfance car les inégalités territoriales sont encore trop présentes », résume Hugues Herdalot. Une vraie gageure. Aujourd’hui, le dispositif est en effet principalement financé par du mécénat et le fonds social européen. « La Touline est un projet qui depuis 2016 parle à tout le monde. Il nous faut continuer à jouer la cohérence entre une communauté de pratiques et un véritable ancrage local », affirme le coordinateur national. Sur toute la France, 1 500 jeunes comme Abdelkader sont actuellement suivis par La Touline.
Une étude d’impact, réalisée entre 2019 et 2021 sur 125 jeunes dont les trajectoires ont été analysées, montre qu’à la sortie de La Touline, 26 % sont en CDI, contre 3 % à leur arrivée, et 27 % sont en CDD. Alors que 43 % étaient sans abri ou vivaient en squat avant l’accompagnement, ils ne sont plus que 3 % à la fin du suivi et 14 % ont trouvé un logement en foyer de jeunes travailleurs. Le dispositif est assumé à 59 % par des donateurs privés. Entre l’emploi et le logement, pour les 125 jeunes étudiés, il aurait fait gagner 1,2 million d’euros aux finances publiques.
(1) Ceux de l’Observatoire national de l’enfance en danger (Oned) en 2012, de l’Insee, puis de la fondation Abbé-Pierre en 2019.