Actualités sociales hebdomadaires - En quoi l’espace public urbain est-il loin d’être neutre ?
Johanna Dagorn : On part toujours du principe que l’espace public appartient à tout le monde, ce qui, dans l’absolu, est complètement vrai. Or il n’est pas neutre et se caractérise en fonction des personnes qui y évoluent. Dans nos recherches, trois thématiques sont revenues de manière récurrente : le racisme, les LGBT-phobies et le sexisme. Un garçon qui n’est pas blanc de peau va subir davantage de contrôles au faciès. Lorsqu’on est une femme, se rendre dans l’espace public implique d’avoir des stratégies d’évitement, regarder où il y a moins d’hommes qui traînent. Quand on est une personne LGBT, cela peut signifier subir des remarques d’ordre homophobe, transphobes, liées à l’orientation sexuelle réelle ou supposée et aussi à l’apparence physique. La discrimination est diffuse, elle est partout et n’émane pas forcément de personnes malveillantes ou réellement racistes. Mais elle ramène à une situation de différence. Dans les enquêtes que nous menons depuis plus de dix ans, il est flagrant de constater que beaucoup de personnes n’ont pas conscience d’avoir été victimes de discriminations à proprement parler, même si elles ont bien ressenti une expérience négative. Plus qu’un enjeu statistique et juridique, la discrimination est un marqueur subjectif. On parle davantage de « sentiment de discrimination » que de discrimination pure et dure. Elle est avant tout un ressenti et engendre des effets délétères et concrets pour les personnes qui la subissent.
Ce phénomène est-il propre à la ville ?
En milieu rural, il n’existe pas pour la simple et bonne raison, que tout le monde se connaît. Pour les femmes, le harcèlement sexiste et sexuel est très peu courant, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de viols ou de violences conjugales. Mais on ne va pas siffler ou interpeller la sœur de son voisin. En fait, plus on est dans l’anonymat, plus on est dans un sentiment d’impunité, lequel engendre un manque d’empathie vis-à-vis de l’autre. Il est beaucoup plus simple de s’en prendre à une personne qu’on n’a jamais vue, qu’on ne connaît pas. Pour autant, au travail ou à l’école, des discriminations opèrent en milieu rural, mais elles n’ont pas cours dans l’espace public.
Y a-t-il des points communs entre ces formes de discrimination ?
Le point commun réside dans la non-intervention des témoins. Lors d’un acte raciste dans l’espace public, d’une interpellation, quelle que soit la typologie juridique de l’agression, personne, quasiment, n’intervient. Mais les pires chiffres concernent les discriminations racistes. Moins de 5 % des personnes assistant à de tels actes interviennent contre à peu près 15 % de réactions pour les autres discriminations. Depuis une dizaine d’années, les propos racistes se sont banalisés dans l’espace politique et médiatique. Parallèlement, il y a de moins en moins d’associations antiracistes et donc peu de contrepouvoirs face à cette standardisation. Ce qui n’est pas le cas des associations féministes et LGBT+. De manière générale, les témoins de discriminations interfèrent davantage par solidarité, parce qu’ils ont vécu une expérience similaire, que par estime. Cela signifie qu’il faut revoir nos campagnes de prévention si l’on souhaite un engagement citoyen sur ces questions.
Quelles sont les stratégies de contournement des victimes ?
Dans l’espace public, nos corps évoluent dans une espèce de théâtre, donc tout dépend des personnes. Mais de nombreux jeunes garçons issus des quartiers prioritaires ne vont plus dans les centres-villes parce qu’ils y subissent davantage de contrôles. Parce qu’ils sont suivis quand ils entrent dans un magasin, qu’ils constatent que les femmes serrent plus leur sac contre elles lorsqu’ils montent dans le bus… On arrive à des « assignations à résidence » volontaires. Personne ne les oblige à rester dans leur quartier, mais ils sortent de moins en moins. Pour les femmes, de nombreuses stratégies existent, où s’exprime une sororité exceptionnelle, même entre femmes qui ne se connaissent pas. Lorsque l’une d’entre elles est victime de harcèlement, une autre intervient, en prétendant être son amie par exemple. Les personnes LGBT+ se censureront dans leurs déplacements, pour éviter les endroits « non safe ».
Pour vous, l’une des réactions, c’est le mépris des institutions…
Les personnes les plus en difficulté n’interpellent jamais les institutions, même quand elles n’ont pas fait l’expérience d’une maltraitance institutionnelle. Mais elles se disent : « C’est tout le temps, c’est comme ça », et ne vont pas porter plainte ou demander de l’aide. Il s’agit d’une défiance globale. Selon les chiffres, ce sont les victimes de racisme qui en parlent le moins. Les personnes qui agissent et dénoncent sont dans le collectif, le militantisme. Pour les autres, c’est beaucoup plus intériorisé. Il y a une espèce de fatalisme. La loi française est quand même relativement récente sur ces questions. Pendant longtemps, on a laissé faire. Etre interpellé sur son corps en tant que femme était quelque chose de normal, tout comme se moquer des homosexuels et des personnes avec une identité de genre différente. Depuis peu, la lutte contre les discriminations et contre le harcèlement a permis de changer de paradigme. On dit qu’on est du côté des victimes et non plus du côté du système.
Plus les personnes sont précaires, moins elles parlent des discriminations qu’elles ont subies…
C’est ce que l’on constate et c’est la raison pour laquelle le rôle des travailleurs sociaux est aussi important. Plus on est éloigné des institutions, plus on a besoin de personnification. L’accompagnement et le soin donné aux rapports individuels sont primordiaux Il est aussi essentiel de rappeler la loi partout, y compris dans les centres urbains. De dire aux auteurs intentionnels de discriminations que c’est passible de plus de 30 000 € d’amende. Aujourd’hui, en France, il existe une loi qui dit que ces discriminations sont illégales, ce qui évite de dériver sur des logiques morales. Il faut également inviter les victimes à parler, travailler davantage avec le réseau associatif et l’« aller vers ». C’est fondamental. Enfin, les institutions doivent personnaliser un peu plus l’accompagnement de ces personnes, de manière à ce qu’il y ait moins de méfiance vis-à-vis d’elles.