Cela n’a l’air de rien, et pourtant… Jean-Claude, 74 ans, dépose sa tasse dans le lave-vaisselle d’un petit pas régulier. Ignorant le reportage animalier qui passe à la télé, il flâne, Crocs rouges aux pieds, dans la pièce de vie bien chauffée du foyer d’accueil médicalisé (FAM) Saint Hélion. Voilà encore deux ans, il n’aurait pas débarrassé son petit déjeuner tout seul, et on l’aurait servi. Maintenant, il mange vers les 8 h et à l’écart des autres résidents, ainsi qu’il le préfère. L’établissement, qui accueille des personnes handicapées vieillissantes, dont la moyenne d’âge est de 70 ans, a mis fin aux petits déjeuners à heure fixe, synonymes d’attente pour des lève-tôt comme Jean-Claude.
Accent sur l’autonomie
Il est bientôt 10 h. Kiwis et pommes sont encore disposés sur la petite table qui sert de buffet. Josiane, elle, arrive à peine et aspire sa boisson à la paille. D’autres, en revanche, prennent leur petit déjeuner au lit ou sortiront plus tard. Comme Monique, qui mettra aussi la table à midi.
Voilà l’un des petits cailloux de la « méthode Montessori » semés par Le Clos du Nid. Installée en Lozère, l’association, forte de son millier de salariés concentré dans la petite commune de Marvejols et alentour, a décidé de s’inspirer de cette pédagogie dans son travail avec les adultes handicapés. Un clin d’œil en forme de retour aux sources, quand on sait que son inventrice, la médecin et psychiatre Maria Montessori, avait d’abord travaillé auprès de mineurs déficients. Cette approche éducative qui mise sur la sensorialité dans l’apprentissage et met l’accent sur l’autonomie a, par la suite, fait florès dans le système scolaire ordinaire en se fondant sur l’observation du développement de l’enfant. Depuis quelques années, elle a été adaptée dans le secteur du grand âge. Médecin-conseiller technique de l’association, le professeur Jean-Philippe Boulenger a eu vent de cette adaptation qu’un collègue neuropsychologue spécialisé dans la gériatrie appliquait au CHU de Montpellier. Il suggère de l’introduire au Clos du Nid, alors en réflexion sur les manières d’enrichir le quotidien de leurs résidents. Depuis février 2021, trois établissements l’expérimentent, sur les 21 que compte l’association.
Ici, la philosophie Montessori s’incarne avant tout de deux façons. Il s’agit, d’abord, de donner plus de choix aux personnes dans les plus petits actes de la vie quotidienne. « Permettre des choses banales comme le choix de son petit déjeuner et de son menu redonne une motivation qui fait boule de neige », observe le psychiatre. En second lieu, les salariés sont invités à arrêter, si possible, de « faire à la place » des résidents. « Les professionnels ne doivent plus se contenter d’accompagner un handicap, mais aussi faire progresser les personnes, même dans des limites étroites », poursuit Jean-Philippe Boulenger. Du côté des personnes prises en charge, toutes âgées de plus de 60 ans, la moindre dynamisation est bonne à prendre pour ralentir le vieillissement et la dépendance. En incitant les résidents à accomplir des petites tâches par eux-mêmes – mettre la table, débarrasser, éplucher une pomme de terre –, c’est un autre regard qui est porté sur ces personnes, souvent vues à travers leurs incapacités.
Troubles du comportement en baisse
Compléments protéinés à la banane ou au chocolat ? Thé ou café ? Compote, crème de marron ou miel ? Les résidents du FAM ont été sondés sur leurs préférences, que les équipes ont parfois dû deviner. Dans un autre établissement, une résidente commence par le sucré, qui lui ouvre l’appétit, avant d’enchaîner sur le salé. Les options dépassent les repas : il peut s’agir de prendre une douche plutôt qu’un bain, de s’abstenir d’aller à la banque un lundi ou de choisir le jour de la semaine où l’on changera les draps. Aux équipes de se montrer attentives aux manifestations de satisfaction ou de refus ; et de voir également s’il s’agit de vrais choix ou si les besoins réels se trouvent ailleurs. Quand il a été question de laisser faire certaines tâches du quotidien, « ils nous ont regardés bizarrement », se rappelle Christelle Torroja-Ventura, monitrice-éducatrice. Il a fallu alors dépasser la crainte de mettre un résident en échec. « Pour savoir si un résident a une capacité, il faut tenter », conclut-elle.
Cette adaptation aux préférences de chacun a conduit le FAM de Saint-Hélion à revoir son organisation. Une nouvelle répartition du travail a été mise en place. Alors qu’auparavant le petit déjeuner mobilisait plusieurs salariés, une seule personne y est désormais préposée sur une plage horaire à l’amplitude plus large, afin de tenir compte des différences de rythme. Idem avec la toilette, organisée selon l’heure de préférence des résidents. Avec, tout de même, une attention à l’intensité du travail : ainsi, les salariés qui travaillent en douze heures font moins de douches et plus d’accompagnement pour d’autres actes. Pour Christelle Torroja-Ventura, le bilan est positif. « Quand il n’y a pas de couac, on est davantage disponible. Mon travail est un peu plus calme », affirme-t-elle. Et pour cause : en introduisant plus de souplesse dans le quotidien, les troubles du comportement des résidents ont diminué. C’est là l’un des effets les plus tangibles de la méthode Montessori.
Situé un étage au-dessous, le foyer de vie accueille des personnes handicapées dont la moyenne d’âge est légèrement plus basse (60 ans), Chantal Sidoine, monitrice-éducatrice, y note aussi l’évolution de sa posture professionnelle. « Il faut ravaler un petit peu nos anciennes façons de faire. Maintenant, nous sommes dans le “est-ce que tu veux” », résume-t-elle, avec ses vingt années d’ancienneté. « Ce qui était une contrainte devient un désir », poursuit-elle. Dans l’établissement, chaque résident dispose d’un tableau sur lequel des images résument leurs activités de la semaine : le jour du shampooing, les courses, le cours de danse, les échauffements… Une manière, pour eux, de visualiser leur programme et de l’accomplir à leur rythme. Une fois que c’est fait, les résidents retirent les pictogrammes, permettant le suivi par les professionnels. Résultat : résidente du foyer de vie depuis huit ans, Evelyne, 61 ans, ne va plus à la banque tous les lundis comme avant. Mais elle réclame de faire du théâtre, comme à l’Esat où elle travaillait auparavant. « Ça va se faire, mais là, au niveau du temps, nous sommes un peu justes, nous précise Chantal Sidoine. Maintenant, on s’adapte, mais les résidents s’adaptent aussi. On entre dans une négociation. A partir du moment où ils savent qu’on va répondre à leur demande, ils acceptent », ajoute-t-elle.
Entretenir les acquis
Quelques kilomètres plus loin, la maison d’accueil spécialisée (MAS) Aubrac vise aussi l’autonomie dans l’alimentation, avec ses 56 résidents polyhandicapés, plus ou moins jeunes. Se tenant entre midi et 14 h, le déjeuner a aussi permis aux plus autonomes d’entre eux de prendre leurs aises. Ainsi d’Omnia, qui va faire couler son café dans la cuisine, ou de Cécilia, qui non seulement met son couvert, se sert seule, mais aide aussi ses camarades. De quoi animer un peu plus le quotidien de la jeune femme, très sociable. Bien que fortement dépendants, certains résidents réussissent à pratiquer le « manger main », introduit par les professionnels. « Ils mangent à leur vitesse, ce qui évite certains problèmes. Cela leur laisse aussi le choix de manger ou non », apprécie François L’Homme, aide médico-psychologique (AMP). En cette journée enneigée de décembre, il nourrit malgré tout Jade, qui s’est amaigrie ces derniers temps. Il l’aide, avec ses doigts, à boire de l’eau épaissie, ainsi que quelques morceaux de kiwi. Selon les personnes, les potentiels varient. S’il imagine mal Eric manger sans assistance, il le laisse maintenant se coucher tout seul ou s’installer de lui-même dans son fauteuil, après la douche. « Bien souvent, on se met des barrières et on se dit qu’il n’en est pas capable. Pourtant, il suffit juste de donner les moyens ou l’occasion », reconnaît François L’Homme. Ces essais peuvent prendre des mois à se concrétiser. L’expérimentation, ici, a enclenché une dynamique aussi inédite que fragile. « Si on loupe quelques jours, ils perdent leurs acquis », prévient Marjorie Augouy, l’aide-soignante.
Pour tenir le cap, des fiches actions consignent désormais les « actions Montessori » adaptées à chacun afin de répondre aux objectifs d’autonomie ou à la possibilité de faire des choix. Elles sont réévaluées une fois par mois. « C’est opposable à toute l’équipe et à tout remplaçant. On suit tous la même ligne », souligne la cheffe de service de la MAS, Anne-Laure Tichit. Les professionnels se permettent désormais de tester les préférences des résidents, voire de s’écarter des consignes données par les familles en proposant de nouveaux choix. Le médecin détermine les doses maximales de café ou de gâteaux, qui comptent bien des amateurs… Lorsque les professionnels ont été formés à la démarche, Anne-Laure Tichit s’est heurtée à leurs interrogations, voire à leurs réticences. Comment appliquer la méthode Montessori dans un cadre institutionnalisé ? Faudra-t-il répondre à toutes les demandes ? Qu’a-t-on à apprendre aux résidents adultes ? Une aide médico-psychologique a même blagué en disant que l’acronyme de son métier, AMP, signifierait désormais « assise mais payée ». Les plus convaincus ne cachent pas que la démarche peut déstabiliser. « Il faut accepter l’idée que quelqu’un mange à la main. Il y a un aspect visuel qu’il faut accepter. Certains en sont capables, d’autres non. Il y a un travail à faire sur soi-même », poursuit François L’Homme. « On a beaucoup appris la patience », ajoute Christine Lallemant, éducatrice spécialisée, qui a une trentaine d’années d’ancienneté. « Si l’on veut vraiment laisser du temps aux résidents pour apprendre à manger seuls, il faudrait finir les repas plus tard, ou mettre en place des environnements plus calmes pour favoriser ces apprentissages. Donc, forcément, cela impacte l’organisation du travail », remarque-t-elle.
Cahier de capacités
La MAS veut aller encore plus loin. Amélie Combes, ergothérapeute, et Mélanie Maurel, psychomotricienne, sont en train d’élaborer un « chariot Montessori », qui rassemble divers matériels pédagogiques en fonction de plusieurs thèmes d’apprentissage. On trouve des sujets comme l’association et la sériation (trier des objets ou les comparer), qui facilite le rangement des couverts ; l’autonomie, pour inciter par exemple à choisir ses vêtements par rapport à la saison ; l’expression des émotions ; ou encore la temporalité, sujet sur lequel planche en ce moment Mélanie Maurel, au point de ne plus en dormir la nuit – par enthousiasme, dit-elle. Elle nous montre un tapis de saisons qui aide les résidents à se repérer dans les mois de l’année à l’aide de pictogrammes. « Pour la motricité manuelle, on va travailler le transvasement. On va le faire avec différents outils, des cuillères lestées ou non. Le faire par le jeu est une façon détournée d’apprendre », ajoute la professionnelle, qui s’intéressait déjà à cette méthode pédagogique à titre privé.
Ces divers bacs d’apprentissage seront à la disposition des équipes, à la façon d’un kit prêt à l’emploi. De quoi leur faire nourrir de nouvelles ambitions pour les résidents. Désormais, ces derniers disposent d’un « cahier de capacités » recensant leurs habiletés cognitives, sociales, servant de base de travail. « Une marge de progression existe, même avec une déficience intellectuelle sévère », rappelle Christine Lallemant, qui espère que la nouvelle stratégie permettra d’envisager, pour certains résidents, des départs vers des établissements accueillant des publics plus autonomes. Le projet, dans son ensemble, nourrit en tout cas la fierté de Mélanie Maurel : « S’il fonctionne, nous serons pilotes en France sur le polyhandicap. »