Recevoir la newsletter

« Rien n’est arbitraire dans l’attribution de valeur »

Article réservé aux abonnés

Nathalie Heinich

Sociologue au CNRS, Nathalie Heinich est cofondatrice de la revue Sociologie de l’art et auteure de plusieurs ouvrages, dont La valeur des personnes. Preuves et épreuves de la grandeur (éd. Gallimard, 2022).

Crédit photo Francesca Montovani - Editions Gallimard
Dans son ouvrage, Nathalie Heinich décortique les mécanismes que nous mobilisons lorsque nous attribuons de la valeur à quelqu’un. Des procédés que nous suivons sans en avoir conscience et qui sont à l’œuvre dans la fabrique des inégalités.

Actualités sociales hebdomadaires - Pourquoi vous être intéressée aux mécanismes d’attribution de la valeur aux personnes ?

Nathalie Heinich : Mon intérêt pour ce sujet remonte à mes travaux sur la question de l’évaluation de l’art. A l’époque, j’avais noté à quel point, face à des œuvres un peu problématiques ou difficiles à comprendre – comme en art contemporain –, nous avons tendance à mêler la question de l’œuvre elle-même et celle de la personne. Il existe une forme de proximité entre l’une et l’autre, liée au statut même de l’œuvre d’art. Celle-ci est une émanation de la personne, y compris du point de vue juridique. Le débat de savoir s’il faut séparer l’œuvre de l’individu n’est ainsi jamais tranché. Lorsque j’ai écrit en 2017 mon livre Des valeurs, j’ai réalisé un modèle d’observation et d’analyse de la façon dont on attribue de la valeur en général. J’avais mis en évidence quatre objets d’attribution de valeur : les choses, les personnes, les actions et ce que j’ai appelé les « états du monde », c’est-à-dire les entités abstraites telles que la paix, la démocratie ou le travail. Après avoir proposé un modèle général, j’ai pensé qu’il serait intéressant de se focaliser sur la question de la valeur des personnes, quasiment absente des sciences sociales.

Selon vous, celle-ci répond à des « règles implicites ». Quelles sont-elles ?

Cette attribution ne s’effectue pas au hasard. Rien n’est arbitraire dans ce mécanisme, même si, en même temps, rien n’est naturel puisque des règles sociales président. Lorsque nous disons de quelqu’un qu’il est « beau » ou « intelligent », nous obéissons spontanément à des codes que nous maîtrisons à peu près de manière empirique, mais dont nous ne connaissons pas la logique. C’est cette organisation que j’ai voulu mettre en évidence. Exactement comme un grammairien met en lumière les règles que nous suivons en parlant sans pour autant en avoir conscience. La mise en œuvre de ces règles varie en fonction du contexte. Nous ne nous comportons pas de la même façon selon les situations. Au risque, si nous commettons un impair, de voir notre attribution de valeur démentie, critiquée, moquée, ridiculisée, voire attaquée en justice. Nous effectuons par exemple une différence entre les contextes publics et les contextes privés. Il existe trois formes d’attribution de valeur : la mesure, autrement dit le fait de pouvoir chiffrer ; l’attachement, qui se traduit par des gestes ou des conduites ; et les jugements de valeur, exprimés par des mots. Dans mon ouvrage, je me suis beaucoup appuyée sur ces jugements de valeur, car ce sont les plus accessibles et les plus faciles à décrire. Ces trois formes sont inégalement distribuées s’agissant des personnes, car, pour celles-ci, contrairement aux choses, la mesure est très problématique. Nous ne chiffrons pas la valeur des individus, sauf dans des cas très particuliers et encadrés juridiquement tels que les compensations en cas de décès ou les questions d’assurance. Nous pouvons éventuellement mesurer le service que rend temporairement quelqu’un, par exemple lorsqu’on décide d’un salaire ou d’un cachet, mais il s’agit d’une dimension très limitée, à laquelle la valeur de la personne ne peut être réduite.

En quoi connaître ces mécanismes permet-il de mieux comprendre la fabrication des inégalités ?

En attribuant une certaine valeur à une personne, nous entrons nécessairement dans une logique comparative, puisque cette personne va être plus ou moins intelligente, plus ou moins riche qu’une autre. Il apparaît toujours une dimension implicite de comparaison, et donc un positionnement sur une échelle hiérarchique. Il existe heureusement une multitude d’axes (compétences, beauté, moralité…), ce qui donne une grande souplesse. Toujours est-il qu’au final l’évaluation implique une certaine inégalité par un positionnement dans cette gradation. Or ces disparités sont très compliquées à gérer car, pour maintenir un minimum de paix civile, il faut éviter de poser des hiérarchies trop brutales. C’est tout un savoir-faire que nous maîtrisons, mais qui reste complexe. Il s’agit de ne pas trop se vanter soi-même, de ne pas trop susciter l’envie, de savoir exprimer son admiration. Les façons d’euphémiser un positionnement pour qu’il n’empêche pas les relations humaines sont nombreuses. La question n’est ainsi pas seulement celle de la domination, même si elle existe, mais aussi la manière de maintenir une possibilité de monde commun, malgré les différences hiérarchiques.

Les inégalités ne sont-elles pas les conséquences de situations factuelles ?

Elles sont à la fois le résultat de situations objectives et de processus d’attribution de valeur. Elles ne sont donc pas forcément vécues comme des injustices, car l’égalité n’est pas le seul critère de l’équité ou de la justice. Selon les contextes, quand la parité n’est pas possible, nous pouvons aboutir à un accord qui sera considéré par tous comme juste sur d’autres critères tels que l’ordre, le besoin ou le mérite. Par exemple, les allocations sociales dont bénéficient les individus ne sont pas octroyées de façon égalitaire. Cela serait absurde. Nous partons d’une situation disparate que nous essayons de compenser d’une façon nécessairement inégalitaire. Or, parce qu’il compense une différence préexistante, ce mécanisme est considéré comme juste. En l’occurrence, le critère qui construit la justice en matière d’inégalité est le besoin. Spontanément, nous avons tendance à croire que les valeurs sont intrinsèques aux personnes. Or je pense que la valeur en soi n’existe pas. Ce qui existe, ce sont, d’une part, des principes d’attribution et, d’autre part, des éléments objectifs dans les objets que nous évaluons qui autorisent plus ou moins l’application de nos critères d’attribution. Ainsi, s’il existe des propriétés objectives, les valeurs, elles, sont des représentations mentales que nous nous faisons de ce qui est bon, juste, grand, et non pas des entités en tant que telles.

Avons-nous pleinement conscience des valeurs auxquelles nous accordons de l’importance ?

Non, je l’observe de plus en plus au fil de mon travail. Lorsqu’il y a des controverses, nous ne percevons pas exactement ce qui est en jeu, les choses sont brouillées. Nous avons beaucoup de mal à comprendre qu’il existe des familles de valeurs entre lesquelles nous naviguons et qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Prenez l’exemple de la corrida, dont il a beaucoup été question. Le sujet oppose, d’un côté, un registre de valeurs éthiques, à savoir la question de la moralité ou de la cruauté, et, de l’autre, un registre esthétique de la culture. Une fois ces deux familles bien identifiées, nous comprenons beaucoup mieux pourquoi ces débats apparaissent insolubles. Dès lors que vous êtes dans le registre éthique, vous ne pouvez pas comprendre les arguments du registre esthétique, et réciproquement.

Entretien

Société

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur