Historiquement, le secret professionnel est apparu chez les Grecs, environ en 300 avant notre ère. C’est ensuite à Hippocrate que l’on doit sa première formulation : « Ce que tu as appris de ton malade, tu le tairas dans toute circonstance […]. Les choses que dans l’exercice ou même hors l’exercice de mon art, je pourrais voir ou entendre sur l’existence des hommes et qui ne peuvent pas être divulguées au-dehors, je les tairai. »
Plusieurs siècles plus tard, le secret fut appliqué aux prêtres chrétiens, plus particulièrement à la confession, puis aux avocats, dont la robe n’est pas sans rappeler celle des ecclésiastiques. En 1810, le code pénal astreint au secret les médecins, les pharmaciens et les sages-femmes. Suivirent les professions paramédicales, les conseils juridiques, les banquiers et les notaires, une inflation qui amena le législateur à modifier le code pénal en 1994, instaurant le secret par profession, état ou mission. Lors des débats parlementaires, il avait été évoqué la généralisation d’un « secret partagé ». Mais le législateur fit marche arrière, provoquant quelques inquiétudes chez les travailleurs sociaux, où le partage était une pratique répandue. Deux ans plus tard, le gouvernement leur adressa une circulaire autorisant le partage dans l’intérêt de l’usager préalablement informé.
En 2007, la loi réformant la protection de l’enfance instaura un partage « strictement limité à ce qui est nécessaire à l’accomplissement de la mission de protection de l’enfance ». En 2016, la loi « santé » entérina une autre pratique : le partage entre professionnels de santé et d’autres catégories, comme les assistants sociaux. En 2018 entra en vigueur le règlement général sur la protection des données (RGPD). Il ne bouleverse pas les règles de secret en service social, mais impose notamment une obligation d’information préalable quant à l’utilisation des données. Rares sont les services sociaux qui le respectent parfaitement, ce qui n’est pas sans risque.
Mon secret vaut le tient !
Le secret n’est pas seulement professionnel, et sa violation pas seulement un délit. Il est au cœur de la relation de confiance entre l’usager et le professionnel. Le secret de l’assistante sociale n’est pas moins effectif que le secret médical. Pourtant, lors d’une formation pour des membres de l’équipe de soins d’un hôpital, un médecin était convaincu (à tort) du contraire, affirmant qu’on ne peut l’obliger à lever le secret.
Toutefois, plusieurs lois ont « grignoté » le secret en secteur social au cours de ces dernières années. Celle du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance demande aux travailleurs sociaux d’informer le conseil départemental et le maire d’un nombre si considérable de situations que cette disposition en devient inapplicable et qu’il a rapidement fallu la tempérer par une circulaire laissant aux travailleurs sociaux une plus grande autonomie de décision.
Parler ou se taire
Face à certaines situations dramatiques ou porteuses d’un grave danger, le professionnel peut être tenté de s’effacer derrière le citoyen, ou l’être humain. Mais le citoyen peut lui aussi être face à un cas de conscience, par exemple si son conjoint est maltraitant. La loi prévoit cette hypothèse pour un « crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés » (code pénal, art. 434-1) : pas de dénonciation obligatoire, sauf si la victime est un mineur.
Ce même article exempte les professionnels astreints au secret de l’obligation de dénonciation. En matière de maltraitance sur mineur ou personne vulnérable, si le citoyen lambda doit dénoncer, le professionnel astreint au secret a le choix (code pénal, art. 434-3). Par exemple, il n’est pas rare qu’une femme battue refuse de déposer plainte et s’oppose à un signalement. Cette liberté est lourde à porter. L’article 226-14 du code pénal, qui prévoit des hypothèses de levée facultative du secret professionnel, instaure une immunité disciplinaire et juridique en cas de signalement injustifié, hors mauvaise foi. Il s’agit d’éviter que la peur de la sanction n’entrave un signalement salutaire. Mentionnons également l’article 223-6 du code pénal qui sanctionne la non-assistance à personne en péril ou en danger de subir un crime ou délit contre son intégrité corporelle.
Parallèlement au code pénal existent les informations préoccupantes et les signalements propres à la protection de l’enfance, visés aux articles L. 226-2-1 et L. 226-4 du code de l’action sociale et des familles. Informer ou signaler est alors une obligation et non une option pour « les personnes qui mettent en œuvre la politique de protection de l’enfance définie à l’article L. 112-3 ainsi que celles qui lui apportent leur concours », donc pour tous les travailleurs sociaux.
Situation face à la policie et la justice
Isabelle S., assistante sociale hospitalière, est convoquée par la police au sujet d’un patient soupçonné d’avoir commis un délit. Lors de la formation que j’avais dispensée au service social de cet établissement, j’avais expliqué qu’il faut prêter serment et témoigner, comme en dispose l’article 109 du code de procédure pénale. Mais ce même article mentionne aussi que cette déposition se fait sous réserve des articles 226-13 et 226-14 du code pénal, le premier sanctionnant la violation du secret et le second prévoyant des exceptions. Le policier utilisa (en vain !) un moyen de pression pour inciter l’assistante sociale à révéler plus que nécessaire : l’article 40 du code de procédure pénale. Tout fonctionnaire ayant connaissance d’un délit doit en informer le procureur, sans pouvoir lui opposer le secret professionnel. Mais l’interprétation extensive de cet article transformerait tout fonctionnaire en délateur. Le délit dont le patient était soupçonné ne concernait ni un mineur ni une situation de péril. L’assistante sociale restait par conséquent soumise au secret professionnel.
Tout le monde est au courant
Anne C. est assistante sociale du personnel d’une entreprise du bâtiment. Julien Lemoine (nous l’appellerons ainsi) la contacte en décembre 2020, et demande un rendez-vous discret, dans un café, loin des regards de ses collègues. Depuis le décès de sa femme, l’année précédente, il est à la dérive : alcoolisme et addiction aux jeux de hasard et paris sportifs. Ses économies ont fondu comme neige au soleil, et le voilà aux portes du surendettement. Julien Lemoine a peur du qu’en-dira-t-on. Sauf que tous ses collègues semblent être au courant de ses addictions, de son penchant pour l’alcool et de sa situation financière plus que dégradée. L’un d’eux, auquel il avait demandé une aide pour payer son loyer, s’en est même inquiété auprès d’Anne C. Début 2021, après les fêtes de fin d’année, Julien Lemoine reprend contact avec l’assistante sociale. Il est furieux. Son manager lui a glissé une remarque sur sa situation, et il s’est mis en tête qu’il tenait l’information d’Anne C. Il exige une nouvelle entrevue, mais Anne C. refuse qu’elle se déroule au café. Le face-à-face est d’abord tendu : « Vous êtes soumis au secret professionnel, et vous l’avez trahi ! », vocifère-t-il, la pointant d’un doigt menaçant. Elle lui répondit qu’elle n’a jamais rapporté à qui que ce soit, ni directement, ni par allusion, la moindre information quant à sa situation. Mieux, elle n’a relaté à personne la tenue de leur entretien. Mais elle ajoute qu’elle ne peut accepter de pareilles accusations qui, en l’espèce, seraient calomnieuses. « Vous savez très bien que c’est vous-même qui racontez votre vie privée à vos collègues. Eux ne sont pas soumis au secret professionnel ! » L’affaire s’est arrêtée là, du moins était-ce le cas au moment où Anne C. l’a racontée en marge d’une formation. Mais plus généralement, il faut être prudent, surtout dans ses écrits. Juridiquement, le fait que tout le monde soit au courant n’enlève pas aux informations couvertes par le secret leur nature confidentielle et secrète, avait jugé la Cour de cassation en mai 2000.
Dossiers volés dans un bureau
L’affaire remonte à la fin des années 1990. Dans une collectivité territoriale au sein de laquelle je dispensais une formation, un bureau d’assistantes sociales avait été « visité ». Des dossiers semblaient avoir disparu. Le bureau n’était pas fermé à clé, et les dossiers se trouvaient dans une armoire fermée. Mais la clé se trouvait sur l’armoire, ce qui n’a pas échappé au visiteur. Il pouvait donc être de la maison, ou s’agir d’un prestataire, comme le service de ménage. Mais le problème qui me fut confié était ailleurs : les assistantes sociales craignaient d’être mises en cause pour violation du secret professionnel. Je les rassurai : pour que ce délit soit constitué, il faut que l’infraction soit consciente et intentionnelle, même sans volonté de nuire. En revanche, l’employeur pouvait reprocher aux assistantes sociales d’avoir été négligentes en laissant la clé sur l’armoire. Hélas, ce sont des pratiques aussi courantes que de garder un mot de passe informatique sur un Post-it, parfois même sur l’ordinateur. Bien entendu, c’est à l’employeur de fournir les moyens de sécuriser les écrits, qu’ils soient sur papier ou numériques. Parfois ce n’est pas fait : ni le bureau ni les armoires ne ferment à clé, et les dossiers informatiques ne sont pas protégés. Il peut alors être utile d’adresser un courriel à sa hiérarchie pour lui rappeler très diplomatiquement que les dossiers ne sont pas protégés, et que c’est d’autant plus gênant que les informations qu’ils contiennent sont confidentielles et relèvent même du secret professionnel. Ce message sera bien évidemment conservé à toutes fins utiles !
Radicalisation religieuse
La scène se passe dans un organisme social, quelques mois après les attentats qui ont frappé Paris le 13 novembre 2015. Nous sommes dans une commune d’Ile-de-France. Le trajet entre la gare RER et le lieu de la formation me fait longer une cité. Toutes les femmes que je croise, sans exception, portent le voile. Lors de la formation, la question du signalement de la radicalisation est sur toutes les lèvres. J’explique que la radicalisation n’est pas en soi un motif de signalement, donc de levée du secret, sauf en cas de péril imminent. La l’interrogation sur la liberté des femmes pourrait se poser, mais uniquement en cas de séquestration ou de violence. La radicalisation pourrait justifier une IP au titre de la protection de l’enfance, mais là aussi, les libertés éducative et religieuse sont généralement privilégiées. En outre, nombreux sont les travailleurs sociaux qui considèrent qu’une information préoccupante romprait la relation avec les usagers concernés, aggravant leur isolement et leur repli identitaire.
• Code de la santé publique, art. L. 1110-4, al. 1er et 2
• Code pénal, art. 226-13
• Code pénal, art. 226-14
• Code de procédure pénale, art. 109, al. 1er
• Code de procédure pénale, art. 40, al. 2
• Code de l’action sociale et des familles, art. L. 226-2-2