ASH - Que signifie exactement le terme « microagression » ?
Yaotcha d'Almeida : On pourrait croire qu’il désigne de toutes petites choses. Ce n’est pas le cas. Toutes les microagressions à caractère racial sont celles qui vont viser l’appartenance ethnique de quelqu’un ou qui vont être perpétrées du fait même de sa race. Elles font partie intégrante du cadre de vie et resurgissent en permanence sous forme de remarques, d’injonctions, d’assignations récurrentes. Il ne s’agit pas d’un événement isolé : les femmes noires l’expérimentent depuis l’enfance. Le terme a été inventé en 1970 par le psychiatre américain Chester M. Pierce pour décrire « des actions subtiles ou interactions verbales dédaigneuses, désobligeantes ou discriminatoires ». Il recouvre un spectre assez large, englobant aussi bien des insultes caractérisées que des agressions assez subtiles, presque impalpables, comme : « Tu as le nez fin pour une Noire. » Une remarque qui a presque l’air d’un compliment, mais il s’agit pourtant d’une microagression.
Ces microagressions sont-elles toujours formulées consciemment ?
Elles sont parfois intentionnelles, parfois non. Lorsqu’elles sont émises de façon involontaire, elles font écho au racisme ordinaire et à un imaginaire français teinté de colonialisme. Il y a aussi des microagressions, voire des agressions, qui sont clairement volontaires. Quand on vous dit « sale Noir », c’est bien dans le but d’insulter, d’agresser et de rabaisser. Soit la personne visée identifie clairement la microagression, soit elle ne la voit pas tout de suite, ce qui peut donner lieu à des ruminations. Un processus psychologique consiste à mettre de côté, à enfouir. Parce que si les personnes concernées devaient s’arrêter sur chaque microagression, elles ne pourraient pas vivre. Ce serait trop.
Quelles sont les stratégies pour affronter de telles agressions ?
Il existe tout un panel de réactions. Il peut s’agir de rire avec l’agresseur ou de ressentir toute une série d’émotions négatives, depuis la sensation d’être « mal à l’aise » jusqu’à une forme de « peur ». Certaines femmes parlent même de « choc » ou de « traumatisme ». Mais, pour d’autres, les microagressions leur font parfois éprouver de la « colère », de la « rage » ou, à l’inverse, de la « culpabilité » et de la « honte ». Néanmoins, le plus souvent, la victime d’une telle situation ne réagit pas. Sous le coup de cette violence, elle reste sidérée, stupéfaite et prise au dépourvu. Les microagressions nous coupent la chique et, dans la plupart des cas, il n’y a pas de répondant à chaud.
Outre-Atlantique, l’archétype de la « femme noire forte » est omniprésent. Qu’en est-il en France ?
Je suis allée du côté de la littérature américaine pour observer ce phénomène, parce qu’il n’existe rien à ce sujet côté français en psychologie clinique. Selon mes propres observations, on retrouve énormément cet archétype chez des personnes afrodescendantes originaires de la Caraïbe. Les Etats-Unis et la Caraïbe francophone partageant la même histoire de l’esclavage, ils ont produit sans surprise les mêmes mécanismes. Beaucoup de parents noirs transmettent à leurs enfants l’idée qu’ils vont devoir travailler deux fois plus dur pour y arriver parce qu’ils vont évoluer dans un contexte qui leur est défavorable. Soucieux de les préparer à affronter l’adversité et de les protéger, certains parents ne cessent de leur répéter : « Tu vas être affublé de stéréotypes, de préjugés et tu vas devoir prouver tes capacités. » Cette pression peut induire de la combativité, mais aussi une anxiété de performance.
En France, le terme de « race » est tabou. Pourquoi existe-t-il si peu de recherches sur les « black studies » en comparaison avec les Etats-Unis ?
Je trouve très intéressant que vous me posiez cette question. A moi, une femme racisée et minorisée dans l’espace social. Cela fait partie de la « charge raciale », un concept proposé par Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences en civilisation américaine à l’université de Tours, qui explique cette inversion des responsabilités dans son ouvrage Le triangle et l’Hexagone : « En tant que personnes défavorablement racialisées, il nous revient la charge épuisante d’expliquer, de traduire et de rendre intelligible des situations violentes, discriminantes ou racistes. Notre responsabilité est double : endurer, puis délicatement trouver un dénouement heureux aux agressions et injustices petites ou grandes. » Les plus à même d’y répondre seraient les universitaires en poste dans les différentes chaires de sciences humaines et sociales. Je connais des étudiantes qui ont voulu travailler sur la question – en psychologie, par exemple – et qui se sont vu refuser la thématique. L’institution leur a opposé l’argument selon lequel on ne peut pas prendre la race comme point de départ, car elle n’existe pas. Pourtant, comme cela a été prouvé dans La condition noire, ouvrage de Pap Ndiaye, la race est un concept opérant socialement parlant. De mon côté, à Paris 8, je n’ai eu aucun problème à présenter mon sujet.
Quelles sont les conséquences des microagressions sur la santé mentale de ceux qui les subissent ?
Le stress lié au racisme envoie des stimulus négatifs qui peuvent affecter l’organisme. Ainsi, l’une des participantes à ma recherche a vécu des microagressions à caractère racial au quotidien sur son lieu de travail et a fait une dépression nerveuse. Plus globalement, la menace du stéréotype fait partie des rouages du racisme intériorisé. Les personnes racisées vont intégrer et adhérer – sans que le processus soit volontaire ou conscient – aux représentations sociales et aux stéréotypes que la société applique à leur groupe social. Certains de ces mécanismes sont en chaîne, d’autres connaissent des boucles de rétroaction, mais il est important de les repérer, de les observer et de les comprendre pour pouvoir apporter une aide adaptée aux personnes racisées.
Le racisme est-il pris en compte dans le champ de la psychologie clinique ?
Pas suffisamment. Les praticiens devraient avoir davantage conscience que le racisme est un facteur de stress et qu’il impacte la santé mentale au quotidien. Lorsqu’ils reçoivent une personne racisée, notamment dans un contexte de dépression, ils devraient systématiquement investiguer la piste des microagressions. Mais également s’observer et prendre conscience de leurs propres stéréotypes, de leurs propres biais. Dans mon étude, quatre participantes sur cinq ont vu un thérapeute mais n’ont pas pu aborder la question du racisme. J’ai par ailleurs eu d’autres témoignages de personnes qui se sont entendu dire en thérapie : « Le racisme, c’est dans la tête. » C’est une double violence. Celle des microagressions, du racisme et, ensuite, dans le cadre protégé de la thérapie, celle du déni de ce qui a été vécu. Une forme d’invalidation. Aujourd’hui, il est peut-être plus aisé de parler de viol ou d’inceste que de racisme.