« Depuis quelque temps maintenant, notre service d’action éducative en milieu ouvert (SAEMO 67), de l’ARSEA (Association régionale spécialisée d’action sociale d’éducation et d’animation), se mobilise pour faire entendre ses préoccupations concernant les conditions d’exercice des métiers et des missions dans le champ de la protection de l’enfance.
Il est composé d’éducateurs/trices spécialisé(e)s, d’assistant(e)s sociaux/ciales en charge de la mise en œuvre des mesures de protection de l’enfance ordonnées par le juges des enfants (mesure d’AEMO) ou contractualisées par la famille avec l’aide sociale à l’enfance (mesures d’aide éducative à domicile [AED]). Nos missions concourent à protéger les enfants dont la santé, la sécurité ou la moralité sont en danger ou à prévenir la dégradation de leurs conditions d’éducation.
Une protection de l’enfance en danger
Nous avons la chance d’être soutenus par nos secrétaires, chefs de service, psychologues et directeur qui connaissent bien la difficulté d’exercer ces professions et missions. Cependant, ce soutien ne suffit plus aujourd’hui à contenir les lames de fond à l’œuvre dans le domaine de la protection de l’enfance, à savoir :
• l’infiltration dans notre lexique de tout un vocabulaire de la commande sociale – de l’efficacité à la procédure – qui contribue à la perte de sens dans nos métiers ;
• la saturation de tous les dispositifs de protection de l’enfance qui pousse, en dernier recours, vers le SAEMO des situations familiales dégradées, des enfants en situation de danger caractérisé, en attente de lieu d’accueil, de placement à domicile, de mesure d’accompagnement renforcé. Dans le Bas-Rhin, plus d’une centaine de décisions de placement ne sont pas exécutées fautes de place ;
• la saturation des dispositifs de droit commun tels que les centres médico-psychologiques ou psychopédagogiques confrontés à une hausse massive des demandes en urgence de familles qui ne savent plus comment répondre à la détresse de leurs enfants, sérieusement affectés par le contexte de l’épidémie de Covid-19.
Le message qui nous est adressé en quelque sorte est : “Faites au mieux afin que les situations familiales tiennent à peu près, même si cela reste insatisfaisant !”
Mais nous ne pouvons pas accepter cette assignation sans risquer de perdre le sens de notre travail, de nos pratiques. Aujourd’hui, nous courons d’une famille à l’autre, d’un enfant à l’autre, d’un partenaire à l’autre, pour tenter de soutenir ce qui fonctionne, pour favoriser une dynamique de changement, ouvrir à d’autres possibilités. Cette course effrénée dans laquelle nous sommes plongés depuis quelque temps ne nous laisse pas indemnes. Elle nous laisse régulièrement mécontent de notre travail. Elle nous empêche d’accueillir pleinement une parole, de penser, d’inventer des propositions singulières. Elle nous dissuade d’approfondir des analyses, des questions pourtant essentielles. Elle nous invite sournoisement à accepter les situations. Or n’est-ce pas là le cœur de notre pratique : se questionner, interroger le savoir mobilisé dans nos métiers, espérer un changement pour l’enfant et sa famille ?
Lettre ouverte aux financeurs
Deux mobilisations ont eu lieu à Strasbourg devant les portes de la collectivité européenne d’Alsace, notre financeur, les 1er juillet et le 9 septembre 2022. Nous avons tenté, avec nos mots, notre vocabulaire, de faire entendre les points sur lesquels nous ne voulons pas déroger.
Ils se déclinent ainsi, dans cette lettre ouverte que nous avons adressée à nos financeurs mais également à nos partenaires du domaine de la protection de l’enfance :
“Nos métiers impliquent un engagement, une attention soutenue auprès des familles et surtout des enfants en situation de vulnérabilité. Ils nécessitent une certaine disponibilité, des temps de respiration pour :
• entendre la parole singulière. Nous parions sur la dimension émancipatrice de la parole. Une écoute de qualité permet aux personnes de s’entendre parler, de comprendre dans quel fonctionnement elles sont prises ;
• comprendre avec les familles ce qui fait fragilité ou dysfonctionnement dans la protection de leur enfant afin de prévenir les situations de danger ;
• mobiliser, soutenir les familles afin qu’elles (re)trouvent leur autorité et rôle éducatif ;
• valoriser et encourager les compétences familiales, celles de l’enfant et des parents.
Tous ces mots mis en exergue sont aujourd’hui frappés de désuétude par le langage ambiant procédural et managérial qui parle en termes d’efficacité, d’économie, de gain de temps – et qui oublie que notre cœur de métier est la relation educative.
Nous sommes engagés dans cette relation éducative dès le moment où notre mission nous est confiée, mais surtout dès l’instant où un parent, un enfant se risque à nous parler et à nous faire confiance. Elle nous place en situation de responsabilité.
Ce fameux temps qui, pour certains, est de l’argent, nous voulons l’employer pour accompagner les familles mais également pour penser en équipe. Penser la complexité et la singularité de chaque situation afin de ne pas tomber dans un fonctionnement normatif et procéduralisé.”
Des professionnels toujours motivés
Nous ne sommes pas enfermés dans la plainte. Nous aimons nos metiers. Peu de nos partenaires et encore moins nos financeurs connaissent le foisonnement de nos groupes d’analyse des pratiques (GAP) mais aussi de nos groupes de réflexion internes, auxquels participent les éducateurs au moment du repas de midi. Nous trouvons encore la motivation de nous retrouver : ici autour d’un mythe, d’une histoire qui nous aide à décliner différentes problématiques rencontrées auprès des familles ; là autour de questions juridiques qui nous aident à comprendre les transformations de la question sociale. Mais aussi autour d’un groupe qui vise à prendre soin de notre institution, de nos équipes en s’inspirant des groupes de psychothérapie institutionnelle proposés par le psychiatre Jean Oury.
Nous ne voulons pas attendre d’être épuisés pour défendre notre pratique. Nous attendons d’être mieux considérés. Que la difficulté intrinsèque à nos métiers soit reconnue et portée avec nous par les institutions de la protection de l’enfance, par les politiques, par nos financeurs.
Aujourd’hui, sans parler de nos salaires, le nombre de suivis par éducateurs (31 ou 32 enfants) ne permet pas d’exercer nos missions telles que nous les avons déclinées plus haut. Et nous ne pouvons nous résoudre à faire mal notre travail, à nous désengager ou à nous retrancher dans des attitudes désaffectées sans courir le risque de passages à l’acte envers nous-mêmes ou à l’encontre des enfants et de leurs familles.
Nous savons que nous ne sommes pas seuls à souffrir du contexte très dégradé de la protection de l’enfance, partout en France. Nous espérons que d’autres se mobiliseront ici et ailleurs et que nous pourrons mieux défendre nos préoccupations communes concernant l’enfant et sa famille. »
Pour aller plus loin :