« Je suis directrice d’Ehpad depuis un an et demi. Aujourd’hui, je crie “au secours !” Je lis et entends beaucoup de choses sur les Ehpad. La sonnette d’alarme a été tirée depuis quelques temps déjà, mais les secours n’arrivent toujours pas. Nous sommes décriés dans les médias, on stigmatise nos pratiques, et pourtant cela n’est pas ce que je vois.
Aujourd’hui, trouver du personnel est le nerf de la guerre, apparemment. C’est partout, me dit-on, dans la restauration, dans le bâtiment, à l’hôpital. Les restaurants baissent les rideaux, les entreprises refusent des contrats, l’hôpital ferme des lits. Et nous, que pouvons-nous faire ? Voulez-vous que j’appelle des enfants pour leur dire de récupérer leurs parents cette semaine car je manque d’effectif ? Nous, nous continuons. Nous devons réussir à accompagner les personnes âgées, quel que soit notre effectif.
Il y a quelques mois, nous avons été “cluster Covid”. Beaucoup de professionnels expérimentés ont été très touchés, alors les “jeunes” – dont deux qui venaient d’arriver – ont été jetés dans l’accompagnement. Cela n’est pas ma philosophie. Jusqu’à il y a peu, j’étais psychologue et formatrice aussi. Je considère la formation théorique et pratique indispensable. Mais que faire quand il n’y a plus personne pour accompagner ?
Nous sommes un petit établissement, alors quand le Covid est là, tout le monde participe. L’agent de maintenance, l’animatrice et la psychologue s’occupent du service, je fais la plonge et les agents, les aides-soignants et les infirmières s’autoremplacent, essaient d’être partout, essaient de faire au mieux.
Alors, oui, les gens démissionnent. Oui, il va falloir faire quelque chose. Mais quoi ? Quand ? Chaque jour où presque, je modifie le planning. Régulièrement, avec les filles (et quelques garçons aussi), nous nous réorganisons pour réussir à répondre aux besoins, en dépit des moyens. Ce n’est pas tant l’argent qui nous manque que les moyens humains. Nous avons besoin d’hommes et de femmes pour accompagner nos aînés, mais les gens s’en vont. Comment leur en vouloir ? Vous voudriez, vous, travailler un week-end sur deux et être appelé l’autre week-end parce qu’il manque du monde ? Vous voudriez changer de planning parfois plusieurs fois par semaine ? C’est le lot quotidien de mes collègues.
Hier, l’une d’entre nous a eu un accident de voiture. Elle va bien, heureusement. Alors j’ai demandé aux unes et aux autres qui pouvait la remplacer ce week-end. Imaginez-vous ce que c’est, pour l’une, de s’en vouloir parce qu’elle prépare le mariage de sa fille ? Pour l’autre car elle part en congés (bien mérités) ? Pour un troisième qui a prévu de partir ce week-end ? Pourtant, nous nous organisons. L’une, qui a déjà fait sa journée de sept heures, reviendra pour aider le soir. Une autre arrivera une heure plus tôt. Une troisième viendra sur son temps de repos.
Je suis fatiguée, tellement fatiguée, mais je suis fière de diriger une équipe qui s’investit pleinement dans l’accompagnement des autres. Chaque semaine est devenue une épreuve. Toujours l’une d’entre nous qui craque, qui n’en peut plus. Et pourtant… La fille d’une salariée présente depuis six mois a trouvé sa vocation, une autre jetée dans le feu du Covid part en formation d’aide-soignante, des vocations se révèlent. Toujours une solution pour le week-end, et pour les jours suivants aussi. Tant de bonnes volontés que je ne peux vous raconter.
Savez-vous que certains font parfois 140 km pour un Smic plus le Ségur ? Que d’autres sans permis sont présents sur site de 9 h à 21 h ? Que certaines pourraient demander une inaptitude mais restent tant qu’elles le peuvent, en dépit de la raison, en dépit de l’impact sur leurs proches, en dépit de leur santé ? Tant de sacrifices dont je ne vous parle pas ici.
Nous essayons de nous soutenir, de nous protéger les uns les autres, mais certaines semaines, c’est difficile. Alors, oui, nous ne sommes pas parfaits, nous ne prétendons pas l’être, mais nous faisons du mieux que nous pouvons.
Tirer la sonnette d’alarme ne suffit plus. Il ne s’agit pas d’une histoire de gouvernement, ni de parti. Il s’agit d’une histoire d’humanité, de solidarité. Aujourd’hui, nous avons besoin que chacun se demande s’il ne devrait pas changer de voie et aider ceux qui nous ont précédés. J’ai accepté de devenir directrice pour donner la parole aux personnes âgées. Le contexte m’a amenée à découvrir que pour que les personnes âgées aient leur mot à dire, il faut dans un premier temps des gens pour les accompagner. »
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