« Dans cette construction française formée de territoires géographiquement éparses, tout le défi de la cohésion nationale pour les outre-mer réside dans l’instauration d’un équilibre délicat qui tiendrait compte, d’une part, de l’identité propre à chacun de ces territoires, encore évolutive, et, d’autre part, de l’intégration pleine et entière de ceux-ci dans la République française, qui doivent se voir reconnaître les mêmes droits que dans l’Hexagone. Dans l’expression de cet équilibre, la politique migratoire appliquée dans les outre-mer est un curseur emblématique. On constate que les mesures d’accompagnement et d’inclusion des personnes étrangères sont massivement sacrifiées pour assurer une forme hypothétique de paix sociale et appliquer un renforcement des contrôles aux frontières aussi stérile que dramatique.
Des droits déniés à dessein
La place des personnes d’origine étrangère constitue un sujet majeur de débat et de revendication dans plusieurs territoires ultramarins. A Mayotte et en Guyane, notamment, réduire, voire ne pas appliquer sciemment les droits des personnes étrangères est un levier régulièrement utilisé par l’Etat dans le but d’apaiser les tensions sociales exprimées par une partie de la population(1). Ainsi, des droits pourtant acquis sont notoirement déniés. C’est le cas de l’organisation des conditions d’accueil censées garantir aux demandeur d’asile un hébergement et un accompagnement administratif durant la procédure. Or les outre-mer sont les seuls territoires de France (à l’échelle départementale) à ne pas être dotés d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, ce qui a fait l’objet d’une condamnation par le Conseil d’Etat en 2021(2). Seuls existent des dispositifs d’urgence, sous-dimensionnés, voire inexistants, comme en Guadeloupe.
Le réseau d’accompagnement social et d’accès aux droits pour les personnes exilées est peu, voire pas, soutenu par les institutions : logiquement, il est alors bien plus faible qu’ailleurs en France. Ces carences semblent organisées à dessein, dans le but de satisfaire une partie de la population demandant des moyens concentrés sur les ressortissants français. A terme, cette politique injuste et irresponsable aura dangereusement divisé, selon leur nationalité, les publics en situation précaire. Elle aura également alimenté le développement d’habitats de fortune indignes et participé à isoler et à stigmatiser les étrangers accusés de s’emparer des terrains privés et de développer des bidonvilles.
Des lois moins protectrices
La politique migratoire est aussi historiquement plus féroce dans les outre-mer qu’ailleurs en France.
Sous l’égide du ministère de l’Intérieur depuis 2007, la politique française en matière d’immigration a opéré un virage sécuritaire qui a conduit à réduire l’accès à une régularisation et aux droits sociaux, et à déployer des leviers de contrôles policiers et administratifs(3). En Guadeloupe, Guyane, à Mayotte, Saint-Barthélemy et Saint-Martin, cette tendance a été démultipliée au motif d’une immigration plus importante qui appellerait des moyens de lutte toujours plus puissants. Aussi, des mesures d’exception s’empilent depuis 1990 afin d’organiser moins de droits qu’ailleurs en France(4) pour les personnes étrangères qui y sont établies.
Quelques exemples :
• une personne peut être expulsée sans que sa situation ait été vérifiée par un juge. Certes, un recours peut suspendre l’expulsion mais il ne concerne que les atteintes les plus graves ;
• le droit à un titre de séjour à Mayotte est soumis à des dérogations importantes par rapport au droit commun ;
• des droits sociaux sont réduits à néant à Mayotte, comme l’aide accordée aux demandeurs d’asile ou l’aide médicale d’Etat, ce qui génère du renoncement aux soins ayant des conséquences dramatiques en matière de santé publique ;
• en Guyane, des barrages de gendarmerie permettent un contrôle de tous les véhicules cheminant depuis les zones frontalières jusqu’à Cayenne, et toute personne peut être interpellée et placée sous le coup d’une mesure d’expulsion ;
• une brèche inédite est apportée au droit du sol à Mayotte, où l’accès à la nationalité de milliers d’enfants nés sur le territoire est rendu impossible ;
• à La Réunion, les enfants qui bénéficient d’une évacuation sanitaire depuis Mayotte se retrouvent seuls faute de pouvoir être accompagnés par leurs parents.
Revendiquer ses particularismes
Le collectif Migrants outre-mer (MOM) alerte depuis plusieurs années sur l’utilisation des outre-mer comme laboratoire de l’accès aux droits des personnes étrangères(5). Ces territoires, loin de l’Hexagone, font l’objet de dérogations qui abaissent le niveau de protection prévu ailleurs en France ou sont exclus de dispositifs nationaux pourtant cohérents localement. Ces dérogations sont bien souvent préparées dans des cercles institutionnels limités à des élus des outre-mer et sous couvert d’un particularisme “outre-mer” labellisé à outrance. Or on sait désormais que certaines d’entre elles sont dans un second temps étendues à toute la France. Ce constat appelle une vigilance accrue des politiques comme de la société civile à l’échelle nationale quant à l’évolution du droit dans les outre-mer.
La politique qui persiste à vouloir étanchéifier les territoires ultramarins des pays voisins est illusoire, a fortiori alors que les échanges migratoires font partie intégrante de leur histoire et de leur avenir. Dans les outre-mer, comme ailleurs dans le monde, les mouvements de population n’ont jamais été durablement modifiés par les durcissements des moyens de lutte et les restrictions de droits. Cette logique mène surtout à précariser les personnes exilées, à rendre leur parcours plus périlleux, à créer des tensions sociales en les ciblant comme indésirables et à favoriser des filières illégales néfastes pour ces hommes et femmes mais aussi pour l’économie.
Cette approche répressive a d’autant moins de sens sur des territoires pétris par les migrations et dont une partie conséquente de la population compte dans ses racines des origines étrangères. La circulation des personnes doit au contraire s’organiser à une échelle régionale bien plus cohérente et respectueuse des mouvements de population qui existent de fait. Des initiatives de coopération se montent en ce sens, comme en Guyane où une carte transfrontalière permet de circuler librement le long de la frontière avec le Brésil. Ces évolutions doivent être encouragées dans d’autres zones géographiques.
Appliquer des droits rabaissés pour les personnes étrangères dans les outre-mer, c’est aussi ancrer l’idée qu’il est possible d’avoir un régime plus défavorable pour ces territoires et l’ensemble de leurs habitants. Le placement des outre-mer sous la tutelle du ministère de l’Intérieur devrait confirmer l’application d’un droit à deux vitesses, ainsi que la volonté du gouvernement d’axer sa politique dans ces territoires sur le contrôle et la répression, au détriment de politiques économiques et sociales pourtant nécessaires et attendues localement. Seul le respect des droits fondamentaux de toutes les personnes vivant dans les outre-mer permettra d’améliorer la situation de tous leurs habitants : faire résolument le choix de la justice et de la solidarité, pas celui d’attiser les divisions et d’opposer les souffrances entre elles. »
(1) M. Hachimi Alaoui, E. Lemercier et E. Palomares – « Les “décasages”, une vindicte populaire tolérée » – Plein droit 2019/1, n° 120 ; L. Curet, « En Guyane, expulser pour assurer la paix sociale » – Plein droit 2020/2, n° 125.
(2) « Droit d’asile à Mayotte : le Conseil d’Etat constate que le dispositif d’accueil porte une atteinte manifeste au droit d’asile » – lacimade.org, 17 mars 2021.
(3) « Décryptage des 20 mesures proposées par le gouvernement le 6 novembre 2019 » – lacimade.org, 20 décembre 2019.
(4) « Etrangers en outre-mer : un droit exceptionnel pour un enfermement ordinaire » – Livret introductif au séminaire du 8 décembre 2012. Collectif MOM et Observatoire de l’enfermement des étrangers.
(5) « L’outre-mer, laboratoire des reculs du droit des étrangers » – Cahier MOM n° 7, 17 juin 2011.