Actualités sociales hebdomadaires - Pourquoi consacrer une formation aux écrits professionnels ?
Philippe Gaberan : Tout d’abord parce que je suis persuadé, avec d’autres penseurs de l’éducation, qu’une opportunité réside dans la crise de sens que traversent actuellement les métiers de l’humain. J’aime faire référence au livre Apocalypse cognitive de Gérald Bronner, dans lequel il rappelle très justement que l’apocalypse n’est pas la fin du monde, mais plutôt la fin d’un monde. Je crois aujourd’hui que l’éducation spécialisée et le travail social sont arrivés à la fin d’un mode de fonctionnement. Si la crise demeure par nature insécurisante, elle est aussi porteuse de possibles.
C’est en ce sens qu’avec érès, qui édite mes ouvrages, nous nous sommes accordés dans nos échanges sur la nécessité, pour ne pas dire l’urgence, de rapprocher les connaissances des compétences. Nous avons constaté que proposer des revues et des ouvrages n’était pas suffisant pour aider les professionnels à s’approprier le contenu de ces écrits. Autrement dit, les travaux des auteurs en pointe au niveau de la recherche dans nos métiers doivent être rapprochés des acteurs de proximité. D’où l’idée d’élaborer des formations animées par les auteurs qu’érès publie.
Si l’on souhaite reprendre des termes à la mode aujourd’hui sur le marché du travail, « l’employabilité » des travailleurs sociaux tient aussi à leur capacité à renouveler leurs connaissances des politiques publiques. Sans compter les évolutions de comportement des personnes en situation de vulnérabilité dans les différents secteurs. Cette mise à jour des connaissances doit être couplée à des compétences rédactionnelles.
S’approprier l’écriture est-il un moyen, pour les professionnels, de remédier à une certaine perte de sens de leurs pratiques ?
Evidemment. L’écriture est une invitation à reprendre la main sur le métier en lui rendant un sens dont les acteurs de l’action sociale peuvent ressentir qu’il se perd. Aujourd’hui, ils sont sommés de produire une masse considérable d’écrits. Or, lors de la dernière réforme des métiers de niveau VI – ceux qui sont reconnus à bac + 3 tels que celui d’éducateur spécialisé, de conseiller en économie sociale et familiale ou encore d’assistant de service social –, la décision a été prise par le politique et par les instances représentatives du secteur de supprimer les savoir-être des référentiels métiers et formation. C’est dramatique. La relation est vidée de sa part de subjectivité. Désormais, ce qui est exigé, ce sont des écrits formatés et technocratiques, qui répondent à des commandes, et dont l’objectif est de rendre des comptes. On demande aux professionnels de « gérer des flux », d’« évaluer des stocks », de « tracer des parcours »… Tous les aspects relationnels propres à la rencontre sont balayés.
Durant la formation, nous allons prendre le contre-pied de cette tendance, et offrir aux participants un temps pour penser leur pratique et apprendre à mieux la retranscrire. L’accent sera mis sur le processus qui permet de passer d’un écrit qui vise à « rendre des comptes » à un écrit qui permet de réellement « rendre compte » d’une relation éducative, d’une rencontre et d’une pratique professionnelle. C’est là toute la différence entre un écrit de commande et un écrit qui peut servir de support à la clinique éducative.
Comment l’écriture vient-elle faire tiers dans la relation éducative ?
J’émets l’hypothèse que les relations d’aide éducative et de soin représentent un dialogue entre deux intimes. Je ne parle pas ici d’intimité. L’intime désigne un ensemble : le chemin parcouru, les événements vécus, les personnes rencontrées. Tant chez l’adulte éducateur que chez le jeune accompagné, c’est cette entité qui va permettre la rencontre. Les professionnels savent parfaitement qu’il y a des facteurs qui président à la rencontre et qu’elle n’est pas seulement une affaire de compétences techniques. En protection de l’enfance, ce que la relation éducative apporte aux jeunes, c’est aussi la rencontre avec l’homme ou la femme qu’il y a derrière le professionnel.
Sans tomber dans l’écueil du pathos ou du récit personnel, nous allons chercher à identifier les points d’articulation entre deux intimes. Dans un premier temps, il y a évidemment des compétences techniques propres à l’écriture qu’il faut acquérir, mais dans un second temps, les éducateurs doivent s’autoriser à écrire ce qui « fait la relation ». Toute cette sensibilité singulière de l’individu doit pouvoir exister à l’écrit sans être moquée. Un écrit est avant tout subjectif, ce qui n’est pas synonyme d’irrationalité. L’enjeu est ensuite de passer à un rendre compte objectif.
Comment avez-vous pensé cette formation ?
Dans un premier temps, nous allons nous concentrer sur le vécu de chacun. Le nombre restreint des participants relève du choix de favoriser les interactions, les rencontres et les moments de pratique. La formation comptera un maximum de quinze personnes. Actuellement, six exercices écrits sont programmés et le contenu de la formation sera précisément porté à la connaissance des participants en amont de la première séance. Ceci pour qu’ils puissent venir avec du matériel clinique et des exemples de situations.
L’objectif est notamment d’analyser comment un professionnel s’y prend pour ne pas faire disparaître la personne sous ses passages à l’acte. Souvent dans les écrits, une tendance s’installe à se focaliser sur ce qui a fait du bruit durant la crise. Autrement dit, sur ce qui a été commis et entendu. Au contraire, je souhaite inciter les participants à ne pas faire disparaître la personne derrière les faits. Dans l’instant de la crise, ils doivent rester suffisamment attentifs pour observer des mimiques, des gestuels, des comportements verbaux ou non verbaux qui disent quelque chose de la souffrance de l’enfant ou de l’adolescent. Il est en train de faire du bruit, certes, mais derrière ce bruit c’est autre chose qui se dit. C’est cet élément clinique dissimulé qui nous intéresse et qu’il est important de retranscrire dans son écrit.
La création d’un langage commun, propre à l’éducation spécialisée, passe-t-elle par les écrits professionnels ?
Pour qu’une science puisse s’établir il lui faut un vocabulaire spécifique. Ce dictionnaire manque en sciences de l’éducation. En 1967, lorsqu’elles ont été créées, on a mis un « s » à la fin du mot science pour sortir des disputes entre les disciplines. De fait, on s’est interdit de réfléchir à la question essentielle : quelle est cette science qui consiste à accompagner une personne pour qu’elle puisse devenir sujet d’elle-même ?
Ne pas donner le même sens aux mots employés couramment enlève la légitimité de la profession et enraye le partenariat. Un travail préliminaire de définition des concepts est essentiel à la création d’un langage commun car l’emploi d’un ou plusieurs mots crée des chaînes conceptuelles : un mot renvoie à un autre. Il est donc essentiel que ces mots fassent sens de manière similaire chez tous les professionnels. Affabulation, mensonge, fantasme, transfert… autant de mots qui doivent être parfaitement définis pour garantir une bonne transmission des informations et une compréhension des situations. J’avais réalisé une première ébauche de ce travail de définition dans mon ouvrage Cent mots pour être éducateur, mais c’est évidemment insuffisant.
Écrire prend du temps… Comment les professionnels peuvent-ils dégager des moments dédiés à la rédaction ?
Ecrire de manière rigoureuse, réflexive et compréhensible pour le destinataire d’un écrit est un travail qui demande du temps, c’est certain. Toutefois, en amont de ce travail exigeant, nous allons travailler à impulser une nouvelle envie d’écrire aux professionnels. Il faut qu’ils retrouvent cette appétence. Très souvent, ils estiment l’exercice chronophage car ils le savent compliqué et engageant. Il faut parvenir à introduire, ou à réaffirmer, dans la culture des éducateurs, que savoir répondre aux comportements d’une personne est un élément de la profession, savoir transmettre les raisons d’un positionnement et définir ce sur quoi ils ont pu agir pour l’aider demeure tout aussi essentiel. En définitive, l’enjeu reste de savoir faire tout en sachant savoir écrire ce que l’on fait.