« À l’heure où notre société découvre et réalise que les métiers du “prendre soin” sont si fondamentaux et essentiels pour notre cohésion sociale et notre modèle de société, je m’interroge aujourd’hui sur les processus et phénomènes en jeu qui ont amené, petit à petit, à une nette dévalorisation des métiers dits du “care”. Le discrédit jeté par la société sur ces “sales boulots” est réel. Cependant, ce manque de considération et de reconnaissance de la valeur de leur travail n’est-il pas, en partie, porté par les professionnels eux-mêmes ?
C’est la psychologue américaine Carol Gilligan qui, dans son ouvrage In a Different Voice paru en 1982 (Harvard University Press), a introduit le terme de “care” – ou “prendre soin” – dans les débats publics. Elle le définit “par un souci fondamental de bien-être d’autrui et centre le développement moral sur l’attention aux responsabilités et à la nature des rapports humains”. Cette notion se pense communément par opposition à celle du “cure” – ou “soin curatif et technique”. Pour Pascaline Molinier (Le travail du care, éd. La Dispute, 2013), prendre soin de l’autre, c’est “produire un certain travail qui participe directement du maintien ou de la préservation de la vie de l’autre”. Ce travail – souvent invisible – correspond au quotidien de bon nombre d’auxiliaires de vie, d’aides à domicile, d’assistants de vie, d’infirmières coordinatrices ou autres aides-soignants mais également de kinésithérapeutes, d’ergothérapeutes, d’infirmiers…
Concentrons-nous sur les aides à domicile et les auxiliaires de vies. Dans la France d’après-guerre, la tradition religieuse charitable et celle du bénévolat enferment les personnes travaillant pour des personnes âgées dans la notion de “vocation”. Aussi penser leur intervention comme un métier à part entière est-il impossible. Il en résulte assez naturellement une très faible rétribution, ce qui va souvent de pair avec le fait que les personnes exerçant ces activités sont très peu qualifiées. De plus, cette activité est historiquement dévolue aux femmes (et ce encore aujourd’hui), celles-ci sachant par définition gérer “naturellement” des personnes fragilisées aussi bien que leur famille et leur maison. La politologue et féministe américaine Joan Tronto, dans Un monde vulnérable. Pour une politique du care (éd. La Découverte, 2009) a vivement critiqué cette vision sociale du “care” selon les genres et a développé sa dimension éthique.
Si les métiers du “care” peinent à émerger, c’est aussi parce que le couple formation-compétence qui caractérise un corps de métier n’est pas au rendez-vous. En effet, la grande majorité des aides à domicile sont “non” formées, quand bien même elles seraient compétentes. Pourquoi ? Tout simplement car il n’existe pas de formation attestée par un diplôme pour exercer ce travail. Le certificat d’aptitude aux fonctions d’aide à domicile (Cafad) n’a vu le jour qu’en 1988.
L’analyse de Bernard Ennuyer sur les enjeux de la formation et des compétences pour les métiers de l’aide à domicile met en lumière que le passage du métier à la profession dans les métiers du “care” requiert la combinaison de trois facteurs : compétences identifiées, formation initiale et reconnaissance du travail. Or, dans ce secteur, il a fallu attendre 2002 pour qu’un diplôme d’Etat d’auxiliaire de vie sociale soit créé par décret. Par ailleurs, certes, il existe un socle de compétences techniques nécessaires (toilette, aide au lever, prise du repas, etc.) mais l’essentiel réside dans la capacité à instaurer un lien entre la personne aidée et l’aidant pour entretenir une relation dans la durée. Cette dimension humaine du prendre soin reste difficilement mesurable et sanctionnable par un diplôme et constitue un frein réel à une professionnalisation.
La dévalorisation intrinsèque
Les professionnels du prendre soin portent en eux cette histoire et ce déficit d’image. Les auxiliaires de vie et les aides à domicile sont par définition isolés au domicile des bénéficiaires dans l’exercice de leur fonction. Dans ces conditions, il s’avère très complexe de se construire une identité professionnelle car la normalisation professionnelle ne s’opère pas. Pourtant, la capacité de l’individu à trouver un sens positif à son emploi naît de la fierté d’appartenance à un groupe et/ou du sentiment solidaire d’une culture de groupe. Pour les auxiliaires de vie et les aides à domicile, le concept de “groupe” n’existe pas et la reconnaissance sociétale est faible – c’est la double peine ! La notion de “groupe” ne peut pas émerger quand les organisations du travail sont pensées dans la plupart des associations ou entreprises à but lucratif comme une industrie de production, pour maximiser la performance dans l’exécution de tâches. Les structures existantes ont du mal à trouver un équilibre économique et restent très dépendantes des financements de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), donc fragiles.
Cette situation génère de la souffrance pour tous les acteurs : les auxiliaires de vie qui ne trouvent plus de sens à leur travail et souffrent de conditions dégradées et les personnes vulnérables et leurs familles, qui ne trouvent pas un accompagnement à la hauteur des besoins. La relation si fondamentale dans les métiers du “care” est réduite à peau de chagrin et contribue au manque d’attractivité du secteur.
Une transformation possible
Dans le cadre de ma formation continue sur le management de la transformation dans le secteur médico-social, j’ai découvert l’exemple d’Alenvi, une entreprise du secteur de l’économie sociale et solidaire créée en 2016, qui s’est inscrite dans les prévisions de la loi “Pacte” de 2019 comme “société à mission” : “Humaniser l’accompagnement des personnes qui ont besoin d’aide ou de soin, en valorisant les professionnels et en réconciliant les enjeux humains et économiques du secteur.” Pour ce faire, la société a conduit une cinquantaine d’entretiens auprès d’intervenantes à domicile. Toutes ont fait part d’une souffrance ou d’un malaise au travail générés par les injonctions paradoxales du métier. Les process sont très normés et contrôlés. Alors que l’intervenant est la plupart du temps seul à domicile face à des situations parfois complexes et doit dans les faits faire preuve d’une grande autonomie, il ne dispose pas de formation ni de marge de manœuvre pour faire face à l’imprévu.
Ce désalignement entre les moyens, le cadre de l’intervention et la réalité de l’activité entretient un sentiment général de maltraitance institutionnelle et d’impuissance. Alenvi s’est alors inspirée d’autres modèles, en France et à l’étranger, dont le modèle Buurtzorg, développé aux Pays-Bas et fondé sur des équipes d’infirmiers d’intervention autonomes (au nombre de 10 000 pour une équipe support de 40 administratifs, soit un ratio très faible). Fini le chronométrage des gestes techniques, place au rituel d’accueil et à l’appréciation de l’état d’esprit du jour de la personne aidée ! La démarche demande du temps, mais toutes les parties concernées sont gagnantes.
Résultat : 60 % d’arrêts de travail et 33 % de taux de rotation en moins chez Buurtzorg, comparé aux entreprises classiques de soins infirmiers (F. Laloux, Reinventing Organizations, éd. Diateino, 2015). Ce succès est concomitant à une baisse des dépenses publiques de santé aux Pays-Bas, car la personne vulnérable récupère plus vite son autonomie, donc coûte moins à la société et exprime une plus grande satisfaction. Cette gestion autonome des équipes d’auxiliaires de vie a été adoptée par Alenvi, qui fait également le pari de la stabilité et de la sécurité de l’emploi en embauchant uniquement en contrat à durée indéterminée. L’autonomie des professionnels leur redonne de l’énergie et du sens au travail. Des partages d’expériences sont également organisés qui permettent la prise de recul sur les pratiques, le pas de côté nécessaire pour analyser une situation difficile entre pairs. Le regard de cet autre professionnel offre la possibilité de corriger une posture, de parfaire un geste, d’adapter son comportement. Ce processus d’amélioration continue contribue au recentrage sur la relation avec la personne aidée et crée les conditions d’une construction d’identité professionnelle qui faisait défaut jusqu’alors.
Le lien au centre du prendre soin de l’autre passe avant tout par prendre soin de celles et ceux à qui la mission est confiée. »
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