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« L’objet culturel, un prétexte pour retrouver du sens »

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Crédit photo Pavo
Dans sa thèse sur l’analyse des conduites artistiques des travailleurs sociaux en milieu professionnel, le sociologue Gérard Creux montre que ces dernières font tomber les barrières entre l’accompagnant et l’accompagné et sont un prétexte à l’échange.

Actualités sociales hebdomadaires - La pratique artistique dans le cadre du travail social transforme-t-elle la relation ?

Gérard Creux : Les personnes accompagnées vivent un rapport de domination plus ou moins conscient avec les travailleurs sociaux. Les professionnels ont beau se garder de donner des leçons, la personne est davantage dominée qu’actrice de son parcours. Je suis d’ailleurs assez dubitatif lorsqu’il s’agit d’empowerment, dans la mesure où les personnes accompagnées sont déjà, forcément, et avec des guillemets, en position de « faiblesse ». Que ce soit une faiblesse liée à un handicap, à une situation économique, à un état psychologique ou autre. Et elles se retrouvent face à des professionnels qui, dirai-je, sont au contraire institués par le biais d’une structure, d’une collectivité ou d’une association. L’intérêt de la pratique artistique est qu’elle a une tendance à les installer au même niveau. Parce que la mise en place d’un projet implique d’être ensemble, de travailler ensemble. Il n’y a plus cette relation duelle, même physiquement, entre une personne d’un côté du bureau et une autre en face. Cette barrière-là tombe. On visualise un projet. Il n’y a pas d’emblée un objectif fixé, mais l’obligation de se mettre d’accord sur certaines choses. La relation qui se crée est bien différente de celle que je qualifierais de « contractuelle », lorsqu’il s’agit de l’accompagnement d’une personne par un professionnel de l’action sociale.

Comment l’expliquez-vous ?

La « violence symbolique », pour reprendre les termes de Bourdieu, est issue de ce rapport de domination, et elle s’atténue grâce à cette transformation de la relation qu’implique le développement d’un projet artistique. Je me rappelle une anecdote très révélatrice que m’avait confiée une éducatrice. Dans le cadre d’un projet d’arts plastiques, alors qu’elle participait à la création avec une personne accompagnée par sa structure, la discussion s’était engagée à bâtons rompus sur des thèmes du quotidien, chacun exprimant son point de vue et, au bout d’un moment, la personne lui dit : « C’est marrant, je ne pensais pas que vous étiez “parlable”. » Elle en serait tombée à la renverse ! Elle ne se rendait pas compte de la distance qu’elle plaçait dans sa relation avec cette personne. Les liens se tissent différemment grâce aux émotions que produit l’activité artistique.

De votre expérience, vous retenez aussi le sentiment de liberté que procure ce type d’activités…

Les pratiques professionnelles sont de plus en plus cadrées, et il y a de moins en moins d’autonomie dans ce que peuvent se per­mettre de faire les travailleurs sociaux. Par exemple, le concept de « bonne pratique » participe à la normalisation des pratiques, comme s’il y en avait une meilleure que les autres. Or les accompagnements sont singuliers, tandis que les pratiques sont plurielles. Pour résumer grossièrement, l’objectif de l’accompagnement est que les personnes se portent mieux. Dans ce processus de rationalisation des pratiques, quand l’opportunité se présente de monter un projet artistique, le travailleur social s’en saisit pour créer un espace de liberté. Celui-ci prend place à un moment donné, pendant un temps défini. D’ailleurs, souvent, les travailleurs sociaux se retrouvent à mi-temps sur les projets culturels, à côté de leurs missions habituelles. Ainsi, ils accompagnent les personnes toujours dans un cadre éthique, évidemment, mais comme ils le souhaitent, sans injonction et sans objectif à atteindre autre que le bien-être des personnes. Même si, bien sûr, il peut y avoir un but tel qu’une exposition de ce qui a été réalisé dans le cadre d’ateliers, une représentation publique s’il s’agit de théâtre, un événement qui va souvent pouvoir servir de vitrine pour l’établissement auquel le projet est attaché.

Les professionnels évoquent souvent la perte de sens de leurs métiers. La production artistique est-elle un prétexte à en retrouver ?

Oui, et c’est ce que j’appelle le « réenchantement » de la pratique professionnelle. Lorsqu’on se situe dans ces logiques de rationalisation des pratiques, on se demande ce que les travailleurs sociaux peuvent encore maîtriser en matière d’accompagnement. La taylorisation du travail social, le « travail à la chaîne » – entre guillemets, évidemment – voudrait qu’en dix minutes d’entretien on ait trouvé une solution pour une personne en difficulté. Par le passé, les professionnels que je rencontrais de manière plus ou moins formelle ne se sentaient pas fatigués par le travail, encore moins épuisés, même après vingt-cinq ans de carrière. Aujourd’hui, et surtout en ce moment, on constate qu’au bout de cinq ans c’est terminé, qu’il y a une usure, le nombre de démissions en étant le reflet. Les travailleurs sociaux trouvent une échappatoire dans la réalisation artistique, qui les sort du froid glacial de la bureaucratie. Et donc, oui, la production d’un objet culturel n’est qu’un prétexte pour retrouver du sens.

Quelle est la frontière, selon vous, entre l’art-thérapie et le recours à l’art dans l’accompagnement ?

L’art est une invention, une construction d’individus qui, à un moment donné, s’accordent pour affirmer que ceci est de l’art et que cela n’en est pas. La définition varie donc au cours du temps. Quand bien même existerait-il des valeurs sûres dans le domaine de l’art, elles sont en quelque sorte financières : il peut s’agir avant tout, et matériellement, d’une toile et de peintures, devenues un tableau de Van Gogh ou de Picasso, ce qui en fait son prix. La valeur symbolique est énorme. L’art est un fait social ; l’art-thérapie part de l’idée que l’art peut soigner. Cela renvoie à une idéologie. J’aime beaucoup Molière quand il considère la médecine au regard du langage spécialisé des médecins. Des articles très récents en socio­logie soulignent l’importance de repartir du cabinet médical avec une ordonnance, peu importe la prescription. L’art-thérapie n’est jamais pour moi qu’une croyance. Evidemment, cela peut fonctionner. Jouer de la musique, manier les arts plastiques peut participer au bien-être d’une personne. Mais, intrinsèquement, l’art-thérapie n’a pas pour finalité d’être soignante. D’ailleurs, dans certains ateliers, il faut parfois réguler les émotions car tout ne se passe pas comme prévu, ce qui peut, au contraire, être très difficile à vivre. C’est le cas en particulier des ateliers théâtre, où il peut arriver d’être remué, dérangé par un rôle et de se sentir plus mal après une répétition qu’avant. Certains travailleurs sociaux ont besoin de formation pour pouvoir accueillir ces ressentis et les gérer.

Le fait que ces activités apportent du bien-être ou du mieux-être ramène à la question du lien et au fondement de ce que nous sommes : pas de lien social, pas d’individu. La pratique artistique participe à sa construction ou, a minima, à son maintien. Quand des personnes sont en situation d’exclusion sociale, de rupture, d’isolement, qu’elles sont à la marge de la société, défavorisées, et ce, quelles qu’en soient les raisons, la pratique artistique est un prétexte à l’échange et à se sentir exister, tout simplement.

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