Un caféier trône au milieu de la salle commune de la résidence Les Courbettières, à Bain-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine). Un clin d’œil à l’atelier de torréfaction de l’Esat (établissement et service d’aide par le travail) de l’association Notre Avenir. Confortablement installée dans un fauteuil couleur taupe, Brigitte, 56 ans, affirme à qui veut bien l’entendre : « L’année prochaine, je serai partie. » Céline Hamon, de l’équipe des accompagnants éducatifs et sociaux (AES), lui fait une revue de presse matinale en feuilletant le journal local. Elles sont bientôt rejointes par Michelle, 62 ans. Celle qui a passé vingt-trois ans en cuisine à l’Esat est hébergée au foyer de vie de la résidence avec Simone, sa sœur jumelle.
Des rires fusent depuis la salle d’activité voisine, où six résidents s’entraînent à la sarbacane. Assis sur une chaise, en petite chemisette blanche, François prend en main le tube et y insère une fléchette en plastique. Grâce à son souffle puissant, celle-ci est projetée au loin mais manque la cible, distante de quatre mètres. « Concentre-toi, François, essaie de viser au milieu ! », l’encourage Eliane Cros, qui encadre le groupe ce matin. Après la séance, le Breton le confie bien volontiers, le travail ne lui manque pas trop. Tout comme pour le souriant Olivier, qui n’a jamais été très motivé de ce côté-là non plus. Avant de prendre sa retraite, il travaillait à l’atelier de sous-traitance de l’Esat, où il fabriquait, entre autres, des sacs plastique. « Je regardais surtout », plaisante-t-il.
Après avoir constaté le vieillissement progressif de ses travailleurs, l’association Notre Avenir a décidé, en 2021, de construire une toute nouvelle résidence pour les accueillir au moment de la retraite. Flambant neuf, le bâtiment de plus de 2 500 m2 répartis sur deux niveaux leur offre un cadre de vie agréable. Un projet qui a coûté 4,6 millions d’euros et auquel le département a participé à hauteur de 528 000 € et la communauté de communes, de 80 000 €. Le reste provenant d’un emprunt ainsi que des fonds propres de l’association, qui ne regrette pas cet investissement. L’ancienne structure avait fait son temps. Les personnes qui y vivaient jusqu’alors un peu à l’étroit se sont vite accoutumées à leur nouvelle maison et ont pu choisir leur chambre.
Signes plus précoces de vieillissement
La résidence Les Courbettières dispose aujourd’hui de 30 places, dont 20 en foyer de vie. L’architecture du nouveau bâtiment a été pensée de telle sorte qu’on puisse ajouter, dans le futur, une aile supplémentaire. Anticiper et évoluer est un peu le mantra de l’association. La première structure, créée en 1985, était initialement un foyer d’hébergement de semaine. Mais à cause du vieillissement des familles, qui n’étaient plus en capacité de recevoir leur proche le week-end, l’association a finalement opté en 2001 pour une ouverture du foyer 7 jours sur 7.
Comme dans les autres Esat, le vieillissement des travailleurs est devenu désormais une source de préoccupation majeure. D’autant plus que les signes de l’avancée en âge sont souvent plus précoces que pour le reste de la population. Afin d’y faire face, l’association cherche à adapter ses structures et ses modes de fonctionnement. L’un des premiers ajustements proposés aux travailleurs est la possibilité de changer d’atelier. L’Esat de Bain-de-Bretagne en compte six : les espaces verts, la mécanique, la cuisine, la pépinière, la sous-traitance et la production de café. Un salarié peut ainsi passer des espaces verts, poste physique, à la sous-traitance, où il s’agit principalement de tâches de conditionnement.
Vient ensuite le recours à la section annexe. Créée en 1987, celle-ci offre aux personnes inaptes au travail ou nécessitant un temps partiel de réduire le rythme et de pratiquer des activités de loisirs telles que la musique, les balades, la cuisine… Puis sonne l’heure de la retraite, attendue par certains, redoutée par d’autres. Ce moment clé de la vie expose les travailleurs handicapés à des ruptures familiales, amoureuses ou sociales et peut fragiliser les avancées obtenues en matière d’autonomie.
A cet égard, la question du logement devient rapidement problématique car, en partant en retraite, les travailleurs en Esat ne conservent pas leur place en foyer d’hébergement. Et les familles vieillissantes ne peuvent pas forcément les accueillir. Quant aux logements adaptés à ce public, il en existe malheureusement peu. « Il y a quarante ans, les sorties d’IME [institut médico-éducatif] étaient problématiques. Maintenant, ce sont celles des Esat », résume Marion Davancaze, directrice adjointe de l’association. En 2018, il a donc été décidé de transformer 12 places du foyer d’hébergement en places de foyer de vie dans l’ancienne résidence. « Il y a de moins en moins de demandes pour le foyer d’hébergement, justifie Pascal Chesnais, le directeur. Les jeunes qui entrent à l’Esat sont plus autonomes pour leur logement. » Les profils et les envies ont changé. « Leur souhait se porte davantage sur du logement individuel que sur du collectif, avec un SAVS [service d’accompagnement à la vie sociale] ou un accompagnement renforcé », ajoute Martine Hoguet, cheffe de service. Pour prendre en compte ces aspirations, l’association a d’ailleurs ouvert un service de proximité en 2008 et un habitat regroupé en 2017.
La création de ces nouvelles places en foyer de vie n’a pas suffi à combler les besoins grandissants pour les publics moins autonomes. « Les travailleurs ont intégré l’Esat en 1982, au même âge, au même moment et avec les mêmes besoins », remarque Marion Davancaze. D’où la création de quatre places supplémentaires en 2020, puis la construction de la nouvelle résidence. « Il était temps. Dans les ateliers, on avait des personnes en souffrance, remarque Pascal Chesnais. C’était compliqué car on ne trouvait pas de place de foyer de vie ailleurs. Nous en avons sollicité à plusieurs reprises, mais sans succès. » Pour cela, il faut parfois attendre deux ou trois ans sur liste d’attente.
Stéphane n’aura pas à patienter tout ce temps. Il fait partie des quelques chanceux à bénéficier des nouvelles places en foyer de vie. En tongs rouges, il se dirige d’un pas décidé jusqu’à sa chambre. Un coussin arborant une tête de chien bloque la fenêtre entrebâillée. Sur un panneau en liège, une farandole de photos de famille. Stéphane ne travaille plus que le jeudi et le vendredi. Le reste du temps, il le passe au foyer de vie avec les autres résidents. Il sera définitivement en retraite au mois de septembre. « Pour les nouveaux arrivants, nous avons décidé d’instaurer une transition douce. L’occasion pour eux de voir si ça leur plaît », explique Marion Davancaze. L’homme semble conquis par la formule. De toute manière, il n’aimait pas travailler dans les serres. « J’avais les mains pleines de terre », glisse ce grand rêveur.
Accueil de jour pour les retraités
Alors que, pour Stéphane, un nouveau chapitre commence, pour d’autres, il est temps d’en aborder un autre : le départ de la résidence. « Nous ne sommes pas un foyer médicalisé. A un moment donné, nous arrivons forcément au bout de l’accompagnement que l’on peut proposer », souligne Marion Davancaze. Cet « après » peut prendre la forme d’un foyer d’accueil médicalisé ou d’un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). « Certains sont là depuis vingt-cinq ou trente ans, ils ne s’imaginent pas du tout ailleurs. C’est difficile. » L’équipe a en mémoire le cas de deux personnes âgées de moins de 60 ans atteintes de trisomie qui ont dû quitter malgré elles l’établissement, leur état de santé s’étant rapidement dégradé. Les professionnels ont dû se résoudre à chercher une solution en Ehpad. « Leur départ a été douloureux pour les familles », se souvient Martine Hoguet. La dernière à faire ses bagages n’avait que 56 ans. « A la faveur du Covid, elle a pu bénéficier d’une place en établissement, mais sa mère de 92 ans, qui ne voulait pas de cette issue, a eu du mal à accepter. » Les professionnels avaient sollicité une place en maison de retraite spécialisée, mais les opportunités sont rares dans le département.
La question se posera peut-être aussi à l’avenir pour Michelle, sous assistance respiratoire par oxygène. Une infirmière libérale intervient matin et soir, mais cet accompagnement ne pourra pas durer indéfiniment. Et si Michelle part, que deviendra sa sœur jumelle Simone, elle qui s’est si bien accoutumée à l’ambiance du foyer de vie ? « On va au théâtre, au cinéma, au cirque. On fait du sport, des travaux manuels, de la musique », énumère-t-elle avec enthousiasme. Ce matin, toute l’attention de la retraitée est portée sur la couleur du vernis qui ornera bientôt ses ongles. Dans la salle d’esthétique, elle savoure cette séance de manucure en compagnie d’Anaëlle Digue, AES. Juste à côté, Aline, une autre résidente, en est à l’étape du séchage. Elle patiente, sur fond de musique classique, bien calée dans un fauteuil relax. Ce midi, comme tous les mercredis, elles iront manger au réfectoire de l’Esat. L’occasion de revoir d’anciens collègues et de garder le lien. Au menu : tomates et carottes râpées en entrée et rôti de dinde en plat de résistance.
C’est aussi pour ne pas couper le cordon trop vite que l’association vient de créer, en début d’année, un accueil de jour pour les retraités de l’Esat qui ne sont pas hébergés en foyer de vie. Le groupe nouvellement constitué compte cinq membres, qui se retrouvent une fois par semaine. Il est encadré par Olivier Marcault, 53 ans, AES. L’objectif est que l’aspect relationnel lié au travail perdure. « Ils connaissent les lieux et sont contents de revenir, d’autant plus que ça ne demande pas une grande assiduité », remarque malicieusement Olivier Marcault.
Cet après-midi-là, Marie-France, 62 ans, n’a pas voulu suivre les autres à la piscine. Pas question de troquer le jogging contre un maillot de bain. Elle a du mal à gérer le regard des autres sur elle. Qu’à cela ne tienne, Olivier Marcault lui a trouvé une autre occupation. Elle l’aide à concevoir le journal trimestriel diffusé aux familles. En cuisine, aux espaces verts, dans la pépinière, Marie-France a travaillé dans différents ateliers de l’Esat, mais la fatigue l’a rattrapée ces dernières années. « Partir m’a fait tout drôle, mais je ne pouvais plus continuer », confie-t-elle. Elle met désormais à profit son temps libre pour participer à toutes sortes d’activités, avec toujours le même objectif : être entourée. La solitude ne s’apprécie que lorsqu’on a les moyens de la briser.
• 149 travailleurs à l’Esat ;
• Une entreprise adaptée avec 20 places ;
• Une section annexe à l’Esat avec 30 places ;
• 30 résidents hébergés en foyer ;
• Moyenne d’âge en foyer de vie : 55 ans ;
• 17 personnes en accueil de jour ;
• 85 personnes accompagnées en SAVS, dont 45 viennent de l’Esat.