Le lieu est reconnaissable entre mille par les sons qu’il dégage. Fanta trie, Walid nettoie, Irène essuie, Claudine ajuste, Krenar balaie, Tom frotte. A 10 heures, dans la vaste « salle à manger » du restaurant, l’heure est aux finitions et à la concentration. Si l’absence de parole surprend, la présence d’une équipe soudée saute aux yeux. Gérald Bassy circule entre les cinq stagiaires pour vérifier que les tâches partagées se déroulent bien. Il frappe trois coups rapides dans ses mains, suscitant un sursaut général : « Petite pause avant le coup de feu ! » Directeur de restaurant pendant des années, épuisé par la gestion des salariés, Gérald Bassy a été embauché dans le restaurant-école comme responsable de salle et accompagnateur social. Une fonction apprise sur le tas, qu’il trouve « gratifiante et utile » dans le secteur – difficile – de la restauration.
Un seul détail distingue La Salle à manger d’un restaurant banal : une large baie vitrée surplombe la cuisine, accueillant le regard du client pour apprécier faits et gestes des apprentis, âgés pour la plupart entre 18 et 30 ans. « C’est stressant mais hyper valorisant d’être regardé par celui qui vient manger ce qu’on prépare », lance Krenar, chevelure blonde bouclée encadrant son visage encore enfantin. Une cigarette à la main, le jeune homme ferme rapidement sa doudoune sur son tablier et ouvre la porte d’un coup sec. Il parle fort, taquine Walid, du même âge, qui l’attend dehors. « Ces deux jeunes ont beaucoup d’énergie. Leur défi à eux est de se canaliser, car ils peuvent vite s’énerver », raconte le chef de cuisine, Sylvain Dodos. Qui précise : « “Dodosse”, en prononçant le “s”, ça fait plus dynamique. » Dynamique, il faut l’être dans ce métier. Même si, pour le plus ancien salarié, la qualité maîtresse serait plutôt la patience, celle nécessaire « pour accompagner au mieux ces personnes qui ont souvent d’énormes lacunes de base et dont les problèmes personnels peuvent influencer le travail », poursuit-il, fort de son expérience.
« Former des jeunes en situation sociale complexe tout en associant une réalité économique – une vraie entreprise – et permettre une insertion rapide sur le marché du travail. » L’idée « innovante » du projet est rappelée par Guillaume Soulié, directeur du pôle « avenir emploi » (PAE), pôle d’insertion des Apprentis d’Auteuil en Auvergne-Rhône-Alpes. La première société « Restaurant Apprentis d’Auteuil pour un emploi » est créée à Lyon Confluence en 2013. Celle de Grenoble voit le jour en avril 2016. Les débuts sont difficiles : les deux restaurants perdent 200 000 € sur trois ans. « Nous sommes clairement sur une forme de rentabilité, car il faut que les restaurants soient à l’équilibre. Leurs statuts étant fondés sur les principes de l’économie sociale et solidaire, si nous avons des résultats positifs, ceux-ci sont réinvestis dans la société pour respecter l’objet social, qui est de former et de réinsérer les gens », souhaite souligner Guillaume Soulié.
Activité économique et suivi social
Quatre cessions de dix stagiaires sont accueillis pendant quatre mois chacune sur « plateau technique », dans les conditions de travail d’un vrai restaurant. Ils doivent en plus suivre une journée théorique par semaine et effectuer cinq semaines de stage dans la restauration. Ces formations diplômantes (de niveau CAP), dont le taux de réussite s’élève entre 90 % et 95 %, sont financées par la région Auvergne-Rhône-Alpes dans le cadre du contrat d’aide et de retour à l’emploi durable (Cared).
Composer avec la diversité des profils et des parcours de vie représente l’enjeu au cœur de ce dispositif d’insertion. La vie de Fanta, jeune mère de 25 ans, a été chaotique après son arrivée à Grenoble, depuis la Guinée en 2017. Après quatre ans de travail précaire et épuisant, en horaires décalés, en tant qu’auxiliaire de vie, Fanta souhaite du changement : « Je voulais garnir mon CV. J’aime le fait d’avoir plusieurs métiers, dans le but aussi d’avoir un emploi stable. » La restauration est toute trouvée. Même si elle redoute la concentration que la cuisine et le service exigent, elle aime le lien avec les clients. Pour l’accompagner, comme il le fait avec chacun des stagiaires, Marc Vaubon la reçoit trois fois en entretien individuel, voire plus si besoin, et reste disponible encore un an après le diplôme.
Educateur spécialisé pendant dix ans à la Maison des familles de Grenoble, il est le chargé d’insertion du restaurant-école. « Mon travail consiste à lever les freins annexes à la formation de ces personnes qui soit sortent du milieu carcéral, soit sont en fin de parcours migratoire ou d’errance, soit connaissent une scolarité compliquée », détaille-t-il. Mais il doit aussi accompagner les professionnels de la restauration, souvent peu aguerris à ce public. « Nos partenaires – par exemple des cliniques et hôpitaux de Grenoble qui ont des restaurations collectives ou des restaurateurs – sont demandeurs de salariés formés. Le stage est comme une période d’essai qui peut déboucher sur un contrat à durée déterminée ou indéterminée et permettre aux structures d’avoir une personne autonome à son poste », continue-t-il, précisant que le taux de retour à l’emploi après l’obtention du diplôme est de 75 % à 80 %.
Le timing est respecté. Après la pause de 10 h 30, les cinq stagiaires et Claudine, diplômée en février dernier et embauchée pour six mois en « extra » à La Salle à manger, se rassemblent autour de Sylvain et Gérald pour le dernier débrief avant l’ouverture du restaurant. Il faut composer avec une promotion en sous-effectif, un effet notamment du Covid, qui a révélé au grand jour les conditions de travail pénibles de la restauration. « La tendance actuelle est que ceux qui veulent travailler rapidement se tournent vers la logistique, la livraison ou des missions en intérim, note Marc Vaubon. L’autre constat est que la restauration, peu attirante, recrute très fortement, sans formation » Si cette situation sera sûrement passagère, le premier à pâtir de ce manque d’effectif est le cuisinier : « Qui dit moins de stagiaires dit moins de formation et plus de temps à cuisiner pour assurer les services tous les midis. »
« J’ai besoin d’avancer »
Krenar fait rire la galerie. Il prend une voix fluette pour présenter le menu inscrit sur un tableau noir : salade dauphinoise, bœuf bourguignon, crème brûlée à la Chartreuse. Il reprend vite son sérieux quand il s’agit de raconter ce que cette formation représente pour lui : « Ils me changent la vie, ces gens-là », murmure-t-il. En semi-liberté, résidant à deux pas du restaurant, il considère ce temps comme une « reconstruction » : « A 19 ans, j’ai déjà enterré père et mère. Je suis un enfant papa. J’ai pris la vie à pleines dents. Je suis un galérien, incapable de rester assis en classe. » La cuisine semble alors être une voie toute tracée : « Mon père et ma mère étaient cuisiniers, ils avaient deux restaurants au Kosovo. J’ai baigné dedans toute mon enfance ! J’aime l’énergie que ça demande, inventer et faire plaisir. » A son tour, Irène récite la recette de la salade dauphinoise qu’elle a composée. L’occasion de faire un peu de géographie : le fromage bleu vient du Vercors, la montagne en face ; la liqueur de Chartreuse, du massif du même nom ; les noix dites « de Grenoble » sont cultivées dans la vallée du Grésivaudan, pas loin d’ici. Agée de 46 ans, originaire de la République démocratique du Congo, Irène est employée de ménage depuis son arrivée à Grenoble, en 2014, et aspire à trouver un autre emploi : « Les choses sont trop bloquées dans ma tête, j’ai besoin d’avancer. L’idée d’apprendre à cuisiner pour mieux nourrir ma famille et avoir de nouvelles compétences me plaît. » Savoir d’où viennent les produits, comprendre l’importance de la production locale et des produits frais fait partie intégrante de la formation.
Le mercredi précédent, Yann Zenatti a justement donné un cours théorique sur les fruits et légumes. Les stagiaires se sont amusés un moment à trouver leurs noms sous des photos couleur, après un petit cours sur la différence entre le bouquet garni et la garniture aromatique et une discussion collective sur les mots « équeuter », « épépiner » ou « écosser ». « Ces contenus sont peu complexes. L’idée est surtout de créer des situations d’échange pour travailler les bases de la relation », explique Yann Zenatti, aux multiples vies professionnelles. Cet ancien préparateur sportif de haut niveau est devenu cuisinier, puis formateur social. Malgré sa jeune expérience dans le secteur de l’insertion, il a vite réalisé les enjeux du retour à l’emploi pour la plupart de ceux qui poussent la porte de La Salle à manger. « Certains de nos stagiaires n’ont jamais travaillé de leur vie et vont se retrouver du jour au lendemain à faire 35 heures par semaine. Nous en sommes conscients et nous adaptons le rythme de travail. Ici, ils sont dans un cocon. Mais ils doivent s’armer pour les conditions professionnelles réelles. »
La formation est exigeante, rien n’est laissé de côté. La restauration, c’est la cuisine mais aussi le service. Le formateur souhaite insister sur l’importance de travailler les rituels ; un outil pour renforcer la concentration et la confiance : « Quand on apporte le plat, on apporte aussi le pain et on enlève les cacahuètes. Quand il n’y a plus d’eau, on amène une nouvelle carafe. Mon rôle est aussi de leur transmettre tous ces gestes techniques pour que le relais soit fait avec Gérald lorsqu’ils sont en salle face aux clients. » Ici, on fait et on sert à manger, mais l’essentiel est ailleurs. « Notre cœur de métier est l’accompagnement autour des “savoirs être”, résume Marion Pelissier, coordinatrice du PAE. C’est aussi penser le projet d’insertion individuel en prenant en compte l’accès au logement, à la santé, à la garde d’enfants, aux soins, etc. »
60 couverts tous les midis
En plus de La Salle à manger, elle gère une formation en gérontologie et l’auto-école sociale et citoyenne Mob’ and Go. Missions locales, Pôle emploi, structures d’éducation spécialisées, du médico-social et du handicap forment le panel des prescripteurs grenoblois partenaires de la formation. « Vous êtes prêts pour la pièce de théâtre ? », lance Gérald, toujours un peu nerveux avant le début du service. A 11 h 40, la petite équipe est parée et concentrée à nouveau. Irène et Krenar ajustent leur charlotte en cuisine. Tom disparaît à la plonge. En salle, Fanta plisse son tablier tout en rassurant Walid qui, pour la première fois, sera seul derrière le bar. Claudine, serveuse aux côtés de Fanta, s’est refait une beauté et ajuste son chignon.
Malgré sa situation géographique désavantageuse, face à la gare de Grenoble, et souvent perçu comme le « restaurant des curés » car attenant à l’imposante basilique du Sacré-Cœur, le restaurant réussit à remplir ses 60 couverts tous les midis. La plupart sont des habitués, à l’image de Ghislaine, qui vient pour la troisième fois cette semaine : « C’est un très bon rapport qualité-prix, le cadre du restaurant est très agréable et j’aime cette impression de faire une bonne action. » Une table plus loin, France a poussé la porte après l’écoute d’un reportage radio sur le lieu. « C’est très professionnel tout en étant convivial, et connaître le projet social rend cet endroit vraiment pertinent », confie-t-elle comme premières impressions entre deux bouchées. A la fin du service, Gérald et Sylvain féliciteront chacun d’entre eux. Lundi prochain ils partiront tous en stage, avant de voler de leurs propres ailes. « C’est forcément un peu dur de les laisser partir, lâche le responsable de salle, le sourire aux lèvres. Mais nous sommes persuadés de leur avoir apporté la confiance et d’avoir mis l’humain au centre du travail. »