« Les managers jouent un rôle essentiel pour créer les conditions permettant à l’éthique de se développer », assure Jean-Philippe Toutut, directeur d’un cabinet de conseil et spécialiste du développement de l’éthique institutionnelle. « Les responsables doivent, d’une part, répondre aux demandes que leur commande le système, mais aussi créer les conditions pour que les personnels puissent efficacement mener à bien leurs tâches en recherchant une qualité de services et de relations. » Un bien-être au travail qui, selon lui, ne peut se dispenser d’une démarche éthique. Forte de ce constat, l’Anesm (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux, désormais intégrée à la Haute Autorité de santé) avait elle-même recommandé dès 2010 la création de comités d’éthique, instances saisies par le personnel sur des situations spécifiques.
Mais, plus de dix ans après, ces dispositifs peinent souvent à trouver leur dynamisme. Pourtant, d’après Jean-Philippe Toutut, ils ont tout leur sens lorsqu’il s’agit d’interroger des problématiques systémiques. « Les personnels expriment, par différents biais : comités sociaux et économiques [CSE], réunions d’équipes…, leurs difficultés devant certaines situations complexes au cours desquelles ils n’ont plus de repères et ne savent pas comment procéder. Le comité d’éthique peut les aider dans leur questionnement », explique-il.
Bien structurer les comités
« Sclérosés », « jamais saisis », plusieurs raisons expliquent certains échecs. D’abord, une mission peut être parfois mal définie ou mal interprétée par les organisations. « Le comité d’éthique ne doit pas instituer des règles nouvelles. Il a pour fonction d’écouter les questionnements, éventuellement de les approfondir et de les renvoyer aux personnels. Il ne doit pas fabriquer les réponses pour les autres. Si on impose un choix, cela risque de se traduire par des actes mécaniques et non plus conscients. C’est toute la valeur de la difficulté de l’éthique », précise Jean-Philippe Toutut. Autre écueil à éviter : une surreprésentation de la direction. « Le comité d’éthique doit être composé de professionnels qui aient des visions croisées du fonctionnement institutionnel afin d’apporter des points de vue pluriels. Une mise en problématique de situations doit tenir compte de toutes les composantes du système », ajoute-t-il.
L’association bretonne Kan Ar Mor a elle-même constaté cette difficulté. Cette organisation, qui accompagne, au sein d’une trentaine d’établissements et services, des adultes en situation de handicap psychique et des personnes âgées, est actuellement en pleine refonte de son comité d’éthique. En cause : un « essoufflement » identifié par la nouvelle direction. « Le groupe éthique traitait de sujets qui parlaient à ses membres mais pas nécessairement à l’échelle de l’association », raconte la responsable « qualité », Corinne Hello. Embauchée fin 2019, celle-ci est chargée depuis plusieurs mois de constituer un nouveau comité. A la différence du précédent, celui-ci va compter des membres aux profils plus variés, représentant divers postes et établissements. Une travailleuse d’un Esat (établissement et service d’aide par le travail) a également rejoint ses rangs. « Nous sommes tous à égalité, il n’y a pas d’ordre hiérarchique. Chacun a une place », assure Corinne Hello. A l’instar de Jean-Philippe Toutut, la responsable « qualité » souligne en outre l’importance de poser un cadre et de s’appuyer sur des intervenants extérieurs (consultants, experts…) pour structurer le groupe, ses missions et son fonctionnement. L’espace de réflexion éthique de Bretagne (Ereb) a ainsi épaulé l’association Kan Ar Mor dans toute la mise en place du comité d’éthique, tout en proposant à ses membres des formations en la matière.
Nouveaux espaces de réflexion
Le comité d’éthique n’est cependant pas l’unique moyen d’insuffler une réflexion éthique. « Il faut faire du sur-mesure. Tout dépend de la demande et des besoins des salariés », indique Jean-Philippe Toutut. Des temps réguliers lors des réunions d’équipes peuvent, selon lui, être instaurés, tout comme l’intervention de conférenciers extérieurs, ou encore la mise en place de groupes d’analyse des pratiques animés par des intervenants formés en psychologie. « L’objectif est alors davantage d’accueillir les difficultés professionnelles rencontrées. Cela rejoint la recherche de sens. La personne va revenir au travail avec un approfondissement de sa situation », souligne-t-il.
Au sein des Petits Frères des pauvres, Magali Assor réfléchit elle aussi au-delà des comités. « Je ne pense pas que cela soit le bon modèle pour essaimer la réflexion éthique, même si cette modalité a été opérante et intéressante pendant un temps. Elle nous a aidés à formaliser des repères complémentaires qu’on n’avait pas », indique-t-elle. La cheffe de projet, responsable depuis 2018 de la démarche éthique, élabore aujourd’hui d’autres outils, permettant de diffuser les compétences au sein des équipes. Si elle accompagne notamment des réunions, aux formats libres, dédiées à des questionnements spécifiques, la professionnelle prépare en outre des modules de formation en interne. « Dès lors que vous centralisez les interrogations, vous n’accompagnez pas les personnes sur le terrain à avoir un début de réflexion, explique Magali Assor. L’objectif est mon auto-dissolution, afin que les compétences puissent être partagées, transférées et que la réflexion puisse vivre sans qu’il y ait besoin d’un comité d’experts, même si un tiers reste nécessaire pour faire un pas de côté. »
Chronophage ? Coûteuse ? La démarche éthique est-elle une priorité ? Tout dépend où l’on place le curseur. « Les effets ne sont pas mesurables tout de suite. Mais avec la crise sanitaire, on s’est rendu compte que c’est vraiment ce qui fait sens, c’est crucial, c’est au cœur des pratiques », analyse Magali Assor. « C’est le paradoxe de la situation actuelle, renchérit Jean-Philippe Toutut. Il y a moins de temps de travail pour les personnels ; on doit alors se concentrer sur les tâches essentielles. Mais si on n’obéit qu’à cette simple injonction, on va dans le mur, avec des temps d’absentéisme importants, des maladies professionnelles, des dysfonctionnements. C’est justement dans ces moments de tension qu’il faut absolument dégager des possibilités de se questionner sur le travail. Le temps investi dans ces espaces est du temps qu’on va retrouver dans la motivation du personnel, dans la qualité de leurs prestations, dans leur engagement. La construction du sens provient de la possibilité de se remettre en cause, de pouvoir échanger et dialoguer. »
« Il n’existe pas de théorie unique faisant consensus sur ce sujet », admet l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm) dans ses recommandations de bonnes pratiques de 2010 sur le questionnement éthique dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux. « Pour autant, la notion ne peut être définie sans faire référence aux concepts de morale, de droit, de déontologie ainsi qu’à ceux de “bonnes pratiques” et de responsabilité professionnelle, institutionnelle et personnelle » précise-t-elle. Certains principes restent néanmoins primordiaux pour s’inscrire dans cette démarche. « Ce qui est bon pour moi et pour les autres va dicter ma conduite éthique, indique Jean-Philippe Toutut. La morale dit ce qui est le bien ou le mal par rapport à un référentiel, le droit va dire ce qui est permis et ce qui n’est pas permis. L’éthique va venir interpréter ces règles. » Magali Assor pointe, quant à elle, la dimension complexe de l’éthique. « Selon moi, dans le médico-social, le questionnement éthique a surtout pour objectif d’éviter d’éventuels abus de pouvoir. Il sert toujours à rééquilibrer une asymétrie, à se demander pourquoi on fait telle action, quel effet celle-ci va avoir sur la personne, sur les équipes et les institutions, en tenant compte des valeurs de l’association. La manière dont on va discuter est aussi importante que la décision qui va être prise in fine. L’éthique, c’est comment on arrive à passer à l’action en prenant une décision qui aura été alimentée, réfléchie, prise en responsabilité. »