Recevoir la newsletter

« Les accidents du travail, un reflet des inégalités »

Article réservé aux abonnés

Enseignante-chercheuse à l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), Véonique Daubas-Letourneux est l'autrice de Accidents du travail. Des morts et des blessés invisbles (éd. Bayard, 2021)

Crédit photo DR
En France, travailler tue 14 personnes et en blesse 12 500 chaque semaine, selon des chiffres de 2019. Un phénomène dont on ne parle quasiment pas. Au-delà des chiffres et des drames individuels, dans son dernier ouvrage, la sociologue Véronique Daubas-Letourneux questionne les ressorts de cette invisibilité.

Actualités sociales hebdomadaires - Pourquoi les accidents liés au travail sont-ils rarement médiatisés ?

Véronique Daubas-Letourneux : Historiquement, la santé au travail en France est un sujet assez peu relayé dans l’espace public. On hérite d’une histoire qui a conduit à séparer la santé des travailleurs des autres enjeux de santé publique. Dans l’inconscient général, l’accident du travail renvoie à quelque chose d’imprévisible, de l’ordre de la fatalité. Il n’en est rien, il constitue un fait social de grande ampleur qui dépasse le cadre de l’entreprise. Pourtant, il reste davantage présenté comme un enjeu individuel, laissant non questionnée la transformation nécessaire de l’organisation et des conditions de travail. C’est d’autant plus dommageable que le travail s’avère central dans la construction de nos identités et dans les conditions de vie qui lui sont associées. Or il est possible d’agir, notamment en observant dans quelle mesure la survenue d’accidents peut éclairer les métiers en eux-mêmes et les situations de précarisation. C’est pourquoi je préfère parler d’« accidents dus au travail » plutôt que d’« accidents du travail ». La nuance est de taille car, au niveau collectif, il s’agit de produire des données sur les liens entre les deux mais également d’admettre que le travail peut avoir un effet sur la santé. Du côté individuel, ces connaissances peuvent permettre une reconnaissance, essentielle pour ouvrir droit à une meilleure prise en charge.

Cette invisibilité joue-t-elle aussi pour les maladies professionnelles ?

En la matière, on ne connaît que ce qui a été validé. Pour qu’une maladie professionnelle soit reconnue comme telle, il faut qu’elle entre dans un tableau figurant dans le code de la sécurité sociale, qui est lui-même l’aboutissement d’une négociation entre partenaires sociaux. Un grand nombre de pathologies liées au travail, telles que les cancers ou le burn-out, ne correspondent pas aux critères requis et, par voie de conséquence, sortent des radars. Résultat, il incombe aux travailleurs d’apporter eux-mêmes la preuve que c’est bien leur travail lui-même qui a causé leur préjudice, la présomption d’origine professionnelle qui prévaut avec les tableaux ne fonctionnant plus. Voilà qui éclaire le fait que les pathologies d’ordre psychique sont 20 fois plus souvent déclarées et reconnues en accident du travail qu’en maladie professionnelle. Un phénomène en hausse. Le plus étonnant, c’est que cette réalité est connue et institutionnalisée puisque la branche dédiée de la sécurité sociale rembourse chaque année près de 2 milliards à la branche maladie au titre de cette sous-reconnaissance. En ce qui concerne les accidents du travail, l’invisibilité tient aussi aux sous-déclarations : le coût des accidents étant financé par les cotisations des employeurs, ceux-ci ont tendance à moins déclarer pour moins payer.

Y a-t-il des secteurs ou des métiers plus concernés que d’autres ?

La catégorie « accident du travail » renvoie à une grande variété de situations. Si dans certains secteurs, tels que la pêche, les risques sont connus à cause de l’environnement de travail, aucun métier ni aucun domaine d’activité n’en est exempt. Parmi les plus à risque, on trouve le BTP ou l’intérim. Très loin alors de cette image d’Epinal de l’accident du travail perçu comme un événement soudain qui surgit et concerne uniquement l’homme ouvrier travaillant à l’usine. Depuis quelques années, dans le secteur du soin, les indicateurs sont aussi particulièrement au rouge, au même titre que le secteur de l’aide à la personne. Ces domaines d’activité sont occupés très largement par des femmes. Dans mes enquêtes auprès de victimes d’accidents du travail, j’ai pu mettre en évidence plusieurs facteurs, tels que l’isolement, l’intensification du travail, les sous-effectifs, le port répétitif de charges lourdes, les horaires décalés ou encore les délais contraints. On sait aussi que les jeunes travailleurs sont plus exposés. Cependant, en termes de gravité (durée d’arrêt du travail, séquelles), les grands perdants sont les travailleurs plus âgés. Voilà globalement ce qu’il ressort des chiffres, du moins pour le secteur privé. Dans la fonction publique, les données sont insuffisantes.

Accidents du travail et inégalités sociales sont-ils liés ?

Les accidents du travail constituent le reflet des inégalités sociales. Ils renvoient aux statuts d’emploi et aux rapports sociaux, ainsi qu’au soutien aux travailleurs accidentés. Les personnes les plus faiblement ou non qualifiées et les salariés précaires paient toujours le plus lourd tribut par rapport aux employés, aux professions intermédiaires et aux cadres. Un homme ouvrier sur deux n’atteint pas 80 ans et, en 2020, l’espérance de vie sans incapacité à 65 ans s’élève seulement à 11,35 ans. La Covid-19 a été un grand révélateur de ces disparités : on trouve ceux qui ont eu la possibilité de se protéger et de s’organiser en télétravail, ceux, les travailleurs dits « de première ligne », qui ont dû s’exposer faute de pouvoir exercer à distance, et ceux qui ont carrément et brutalement perdu leur emploi. Sans compter les actifs non salariés qui n’avaient absolument aucun filet de sécurité. Toutefois, certains environnements s’en sortent mieux que d’autres. Dans mon livre, je montre des exemples où l’accident du travail permet d’échanger sur les causes qui y ont conduit. Quand le risque est analysé de façon collective, la prévention peut progresser. C’est le cas des postiers pour qui la menace d’une morsure de chien est bien identifiée ou dans les organisations sociales et sanitaires lorsqu’un professionnel est accidentellement exposé au sang. Un protocole à respecter est mis en place avec un suivi médical très poussé. Il faut encourager ce type de démarches pour lutter contre l’apparition d’usures prématurées ou de handicaps au travail.

Inégalités qui pourraient être réduites, selon vous, si on observait la dimension sociale des accidents du travail sur un temps long…

La santé n’est jamais un état mais un processus. Tout comme les inégalités n’apparaissent pas uniquement au moment de la blessure, elles sont présentes avant et après. Or, pour les réduire, il faut donner à la personne les moyens de pouvoir se reconstruire, de lui assurer des conditions de retour dans l’emploi, sur un poste adapté par exemple. On questionne assez rarement la façon dont un certain nombre de travailleurs deviennent handicapés après un accident du travail. S’il existe plusieurs mesures pour inciter les employeurs à recruter des personnes en situation de handicap, pourquoi ne pourrait-on pas s’interroger sur le fait que certaines organisations produisent des travailleurs en situation de handicap ? Avec une triple peine : physique, économique et sociale. Il faudrait « repolitiser » le travail. A l’heure où l’on parle beaucoup de préserver les ressources de notre planète, il me semble qu’il ne faut pas oublier que les ressources humaines constituent aussi un enjeu de développement durable.

Entretien

Métiers et formations

Juridique

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur