Comment l’idée de ce livre est-elle née ?
A l’époque des luttes qui ont été menées, j’étais directrice du centre de formation d’assistantes sociales de Toulon. Nous avions participé, à notre mesure, à toute cette mobilisation. J’avais gardé des documents relatifs à cette période. Je me trouvais avec ce dossier depuis longtemps dans mes papiers. A chaque fois que je voyais cette pochette sortie, je me disais qu’il y avait quelque chose à en tirer. Nous avons lancé un appel à contribution car mes données étaient insuffisantes. Beaucoup de personnes ont répondu, ont envoyé du matériel et accepté de témoigner. Je me suis retrouvée devant une montagne de fichiers. Au départ, je pensais réaliser un compte rendu de recherches, je n’avais pas l’idée d’écrire un livre. Mais au fur et à mesure, j’ai trouvé le projet de plus en plus enthousiasmant.
Pourquoi définissez-vous votre livre comme un travail de mémoire ?
Cette lutte intense, qui a tout de même duré trois ans, a pratiquement été oubliée dans l’histoire de la profession. Sans doute en raison du sentiment de défaite et de la pensée tous nos efforts n’avaient servi à rien. La démobilisation a en quelque sorte gommé les souvenirs. Je suis convaincue que connaître le passé aide à comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Il ne s’agit pas de ne regarder que l’histoire mais de voir comment celle-ci éclaire le présent. Je pense que nous pouvons être fiers de cette lutte. Elle témoigne d’une grande vitalité de la profession.
Quelles ont été les différentes étapes de cette mobilisation ?
Elle est née de l’homologation du diplôme d’Etat au niveau 3. En août 1989, le ministère des Affaires sociales a demandé d’inscrire le diplôme des assistantes sociales dans le répertoire national des certifications professionnelles. Il devait être inscrit au niveau 3, qui correspondait au BTS et au Deug, soit deux ans d’études après le bac, alors qu’il y avait en réalité trois années d’études post-bac pour les assistantes sociales. Au départ, c’est un peu passé inaperçu, jusqu’à ce que l’Anas [Association nationale des assistants de service social, ndlr] s’en rende compte en lisant un petit article paru dans les ASH. Cela a mis le feu aux poudres. Cette homologation a révolté la profession. A partir de là, les associations professionnelles ont commencé à se regrouper et à s’organiser. Très vite, ont été créés des comités locaux. Durant cette première période, les associations vont beaucoup s’investir. Une pétition a reçu 20 000 signatures, ce qui représentait quand même les deux tiers de la profession. Le ministère a promis un groupe d’étude sur le sujet, qu’il a mis trois mois à mettre en place. Les professionnels se sont finalement épuisés dans les débats de ce groupe. A partir de ce moment, ils ont finalement été moins englués dans la dynamique des conciliations qu’ils avaient amorcée. Un autre élan a vu le jour à partir des collectifs locaux.
Quel a été le premier collectif créé ?
Celui de l’Ile-de-France, qui a appelé à se mobiliser. Puis, telle une traînée de poudre qui se répand, des comités se sont créés, plus ou moins à partir des comités locaux mis en place par les associations professionnelles. Ces structures ont muté pour devenir des collectifs d’assistantes sociales. Ces derniers se sont regroupés au sein de la Concass (Coordination nationale des collectifs d’assistants de service social). Les choses se sont ensuite rapidement accélérées et une période d’opposition et de mobilisation a commencé. La première action de la Concass a été d’envoyer 4 000 photocopies de diplômes barrés par un texte en rouge : « Bac+3 = niveau 2 ». Puis cela ne s’est pas arrêté, jusqu’à une très forte mobilisation en 1991. Paris s’est mis en grève 90 jours et des collectifs de France ont suivi le mouvement. Des manifestations énormes ont eu lieu, avec plus de 10 000 assistantes sociales dans la rue à Paris. Du jamais-vu. Tout cela s’est accompagné d’actions d’éclat, dont la population se rappelle plus ou moins. Comme le fait pour les assistantes sociales de squatter le square Boucicaut dans la capitale. Un campement a occupé le terrain jour et nuit pendant un mois. L’action de la gare TGV de Montparnasse a également fait couler beaucoup d’encre. Lors d’un rassemblement, une partie des manifestants sont allés occuper les voies pendant plus de dix heures. Le trafic a été interrompu. C’était très inattendu, la profession n’ayant pas l’habitude de taper comme cela du poing sur la table. L’année 1992 a cependant été une année de recul. Il n’y avait plus grand espoir, car les revendications n’étaient pas entendues.
Pourquoi a-t-il fallu attendre 2018 pour que le diplôme d’état d’assistant de service social soit reconnu au grade de licence ?
Ce grade a été obtenu sous la pression européenne. En France, à la différence des autres pays européens comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou le Royaume-Uni, l’écart entre une université axée sur la recherche, et des écoles supérieures professionnelles qui dépendent des ministères est très important. Culturellement, je pense que cela a empêché un rapprochement. Mon autre hypothèse est que le ministère voulait garder la maîtrise du personnel qu’il formait. Enfin, il y a eu le mouvement entrepris par Mme Bourguignon et les propositions de son rapport en 2015, ainsi que les états généraux du travail social de 2013. La reconnaissance au grade de licence s’est aussi inscrite dans ce contexte favorable. Les personnes ayant vécu ces luttes trente ans plus tôt se sont dit : « Enfin ! »
Quel regard portez-vous sur les récents mouvements qui se multiplient dans le travail social ?
Je suis maintenant à la retraite, mais j’observe ces mouvements avec solidarité, je me sens très concernée. Les travailleurs sociaux ne sont pas suffisamment reconnus et rémunérés, cela ne peut plus durer. Les revendications actuelles sont justes, comme celles exprimées il y a trente ans. Cela avait commencé avec la revendication du bac+3, puis débouché sur les questions des salaires et des conditions de travail. Il y avait cette même quête de reconnaissance et l’envie de retrouver un sens au travail exercé.
La convergence des luttes avec d’autres secteurs est-elle nécessaire pour acquérir de nouveaux droits ?
Le mouvement d’aujourd’hui est un mouvement de convergence, c’est une très bonne chose. Il y a trente ans, les assistantes sociales ont tenté de réunir les autres professionnels, en vain. Peut-être parce qu’à l’origine des revendications figurait la reconnaissance du diplôme, très axée sur les assistantes sociales. Les autres métiers n’ont pas forcément réussi à se regrouper sur ce point. La convergence d’aujourd’hui est porteuse d’avenir. Elle donne plus de poids.