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Travail social : « La vocation ne suffit plus », selon l'ex-éducateur Ludwig Maquet

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Éducateur spécialisé et désormais formateur, Ludwig Maquet est auteur du livre Prévenir les violences et les risques psychosociaux en travail social (éd. Presses de l’EHESP, 2021).

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En pleine crise des métiers du social et du médico-social, Ludwig Maquet, formateur en travail social, croise sa pratique et ses observations quotidiennes dans un petit livre. Violences des institutions et/ou des usagers et risques psychosociaux y apparaissent intimement mêlés. Il en appelle à la « résistance sociale » des professionnels pour revenir aux fondamentaux de leurs métiers.

Actualités sociales hebdomadaires - Vous travaillez depuis vingt ans dans le secteur social. La violence a-t-elle augmenté à vos yeux ?

Ludwig Maquet : C’est un marronnier de dire que la violence s’accroît dans la société, que les bandes de jeunes sont de plus en plus nombreuses. Nous entendons cela régulièrement. Historiquement, c’est faux. Les chercheurs montrent même qu’elle a diminué sur l’échelle du temps. Dans le travail social, elle n’a pas augmenté non plus. En revanche, elle est exacerbée par les phénomènes de précarité, de manque de moyens humains et matériels pour l’affronter. Il m’a fallu me relever de bien des coups, de bien des insultes, de pneus crevés, de passages à l’acte… Pour ma part, des injures au quotidien proférées par des jeunes de l’aide sociale à l’enfance carencés, placés dans des foyers ou des accueils d’urgence, en manque de repères. Sans généraliser, certains d’entre eux multiplient les problématiques, croisant le soin psychique, les troubles du comportement, l’agressivité, les traumatismes migratoires et parfois la petite délinquance. La violence institutionnelle est elle aussi élevée. Quand les enfants sont censés rester trois à six mois en accueil d’urgence mais que, faute de places ailleurs, ils restent et se chronicisent, toute la prise en charge peut être mise en défaut. Quand on nous ordonne de mettre à la rue des jeunes mineurs non accompagnés, c’est difficilement supportable.

Selon vous, cette maltraitance professionnelle relève encore du tabou. Pourquoi ?

Avouer la fatigue, l’impuissance, l’épuisement revient pour certains à penser qu’ils sont incompétents, fragiles, coupables au regard des autres. Depuis la naissance de l’éducation spécialisée, la violence semble perçue comme inhérente à la prise en charge des publics en difficulté. Nous sommes des réceptacles. Comme si cela paraissait une évidence. Certains disent qu’il faut « faire avec », d’autres, que « c’est comme ça ». Si nous entendons parler de suicides dans de grandes entreprises telles qu’Orange, La Poste ou EDF, il est rare de les évoquer dans le travail social. Et plus encore que les médias s’en emparent, ce sujet paraissant inimaginable dans un environnement où nous sommes censés aider les personnes en détresse. Quand, un soir, on découvre un adolescent ayant commis une tentative de suicide et que, le lendemain, votre hiérarchie ne vous demande pas comment vous allez, c’est dur. Aujourd’hui, les nouvelles hiérarchies viennent moins souvent du terrain et se montrent peut-être moins à l’écoute de leurs équipes qu’auparavant. Beaucoup de professionnels encaissent parce qu’il faut tenir pour les bénéficiaires de nos services. Il y a un effet miroir avec le public. Sans sas de décompression, sans paroles bienveillantes ou gestes d’encouragement, cela finit par nous user. Je ne me souviens pas que l’on m’ait demandé comment je me sentais après avoir hospitalisé un jeune ou m’être fait cracher au visage.

Comment évaluer les risques psycho-sociaux dans le travail social ?

Selon l’Observatoire national du suicide, en 2020, l’action sociale et la santé constituent les secteurs d’activité les plus touchés. On y trouve beaucoup de souffrance, avec des conséquences parfois dramatiques. Des travailleurs sociaux ont été blessés à mort ces dernières années, d’autres se sont suicidés. Une institution ne décrète pas être maltraitante, mais le phénomène infiltre le système. A force d’essayer de faire toujours plus avec moins, de serrer les budgets, de rationaliser les tâches, de recruter des salariés non formés ou non expérimentés « faisant fonction de », de baigner dans un flou organisationnel faute de temps, les dysfonctionnements s’installent. Certains professionnels craquent ou se protègent en étant dans le rapport de force. La vocation ne suffit plus. Conséquence d’une perte de sens, les travailleurs sociaux sont gagnés eux aussi par le brown-out, une baisse de l’engagement pour éviter la surchauffe. Rattrapé par la réalité, un éducateur spécialisé quitte le métier au bout d’à peine dix ans en moyenne. Le nombre d’étudiants dans ce domaine a diminué de 10 % en cinq ans. Le mal-être se traduit par des problèmes de santé, de nombreux arrêts de travail, un manque de personnel, un turn-over élevé, etc. La charge mentale, la solitude et le repli sur soi qui en découlent sont des facteurs aggravants. Or, si le travail social a un coût, il n’a pas de prix.

Comment prévenir ?

Il n’y a pas de recette magique. Mais les moyens sont fondamentaux pour agir sur l’organisation du travail, avec des équipes en nombre suffisant, qualifiées et pluridisciplinaires, pour développer l’apprentissage de la gestion des conflits et la formation continue, la mise en place de lieux d’échange, d’écoute, de libération de la parole, d’analyse des pratiques, de supervision, qui facilitent la prise de recul. En protection de l’enfance, par exemple, il est souvent demandé au personnel de sécuriser les groupes de jeunes. Encore faut-il que celui-ci le soit également par son encadrement. L’équilibre d’une équipe est subordonné au rôle du cadre hiérarchique. Il nous est souvent notifié que nous ne sommes pas là pour innover mais pour appliquer. Et puis comment réfléchir collectivement quand on court après le temps, quand la rencontre avec les collègues n’existe plus, laissant place souvent à une série d’incompréhensions ? Quand les centres de formation s’orientent dans des domaines de compétences technicistes ? Quand la psychologisation des problèmes inonde le monde du travail, renvoyant l’individu à sa responsabilité personnelle ?

Les professionnels ont massivement manifesté le 7 décembre. Est-ce un tournant ?

Rien n’est joué, et il peut y avoir une étincelle. Personnellement, je suis plutôt pessimiste au regard de ce qui se passe dans l’hôpital public. D’autant que le travail social est plus invisible que celui des soignants, la souffrance de ses salariés quasi clandestine. Les professionnels ont déjà appris à résister, il faut continuer. Mais c’est dur de s’investir dans des collectifs quand on est fatigué, épuisé. Nous n’avons rien pour bloquer le pays et nous faire entendre. La tendance est plutôt à quitter les institutions, à changer de voie ou à s’installer en libéral, à pratiquer l’intérim tel un mercenaire. Heureusement, nombre de professionnels et d’étudiants croient au métier, ont envie d’être utiles. Il reste encore des établissements qui tiennent la route, des travailleurs sociaux heureux au travail. Ils ont un rôle à jouer. Témoigner de ce qui les détruit, mais aussi de ce qui les guide : le choix d’une société plus juste.

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