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Service public : « La guerre des pauvres contre les pauvres »

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Willy Pelletier

Crédit photo DR
La crise de la Covid a montré l’importance de l’hôpital et de la solidarité. Pourtant, sous prétexte de modernisation, les services publics se délitent de plus en plus. Leur privatisation est en marche, au risque d’une explosion de la violence et des inégalités et sociales. Cosigné par Willy Pelletier, l’ouvrage La valeur du service public analyse ce mécanisme destructeur.

Actualités sociales hebdomadaires - La destruction du service public ne date pas d’aujourd’hui. Qu’y a-t-il de nouveau, selon vous ?

Willy Pelletier : Les modernisations libérales qui se sont accumulées empêchent l’exercice du métier pour beaucoup de fonctionnaires. Soit apparaît une prise de conscience de la nécessité des services publics, soit ceux-ci vont être quasiment empêchés d’agir. Nous avons voulu décrire les mécanismes qui entravent le travail des agents, font monter la violence partout – principalement aux guichets sociaux – et désespèrent les populations. Les services publics constituent l’assurance d’une solidarité collective, d’une protection, d’une égalité et d’une promotion sociale. Leur disparition signifie la concurrence de tous contre tous. Des vies qui coûtent plus cher, de plus en plus inégales, surtout dans les territoires ruraux pauvres où les liens se distendent. Chacun regarde son voisin comme un rival pour l’accès au peu de services publics qui reste. On est dans une guerre des pauvres contre d’aussi pauvres qu’eux et, surtout, dans un « sauve-qui-peut » général.

Votre livre débute par le témoignage d’une assistante sociale à bout…

La réalité de terrain, c’est l’extrême épuisement, l’extrême douleur des professionnels de l’action sanitaire et sociale. Ils se donnent sans compter à leur travail car leur vocation est d’aider. Depuis des années, Nadine, l’assistante sociale du livre, tente d’éviter des expulsions locatives, de suivre le plus possible d’allocataires du revenu de solidarité active… Avec le reporting, elle doit entrer sur quatre logiciels différents le minutage de ses rendez-vous, leur contenu, le montant des aides, leur type et leur durée. Son temps de travail est cannibalisé par ce contrôle serré. Elle affronte un volume de tâches impossible à effectuer, sauf à bâcler ses rendez-vous. Elle se réalisait dans son travail ; aujourd’hui, elle suffoque, faute de temps. Et ce, alors même que les populations qu’elle accompagne étouffent aussi. Deux désespoirs s’affrontent. Nombre de personnes risquent de renoncer à leurs droits. Avec la numérisation forcenée, des usagers âgés, peu diplômés, précaires, se retrouvent hors jeu, mis en défaut. On leur dit qu’ils ne sont pas modernes et ils ont honte. Pourtant, les centres des impôts, par exemple, pouvaient représenter des lieux d’écoute et d’aide sociale puisque déclarer ses revenus ouvre des droits. Le « chacun seul » se renforce.

Qui sont les premières victimes de ce démantèlement ?

Ce sont d’abord les salariés des services publics. On les déprofessionnalise et on les démotive. On le voit avec les infirmières, qui deviennent de plus en plus des ouvrières du soin. Ensuite, ce démantèlement accentue l’oubli de certains territoires, et avec eux des usagers. C’est ce qui se passe avec la fermeture des maternités de proximité. Dans les milieux populaires plus qu’ailleurs, les enfants représentent ce qui permet de tenir quand plus rien ne tient. Accoucher est donc très fort. Obliger les femmes à deux heures de route quand la douleur vrille le ventre et que les couples vivent déjà dans l’incertitude du lendemain, c’est l’exaspération de trop. Tout cela se conjugue avec la fermeture de classes, du bureau de poste, de l’antenne de Pôle emploi. Avec aussi les fusions entre services, les réductions de personnel dans les mairies et les préfectures. Moins il y a d’agents et plus les files d’attente s’allongent sans que les usagers obtiennent ce qu’ils espéraient. La détresse et l’amertume présentes des deux côtés des guichets accroissent les tensions et les dérapages.

Qui se cache derrière cette modernisation invoquée ?

Ces vingt dernières années, une caste nouvelle s’est formée : la noblesse managériale public-privé. Elle circule d’un secteur à l’autre. Le « pantouflage » existe depuis très longtemps mais, généralement, il s’accomplissait en fin de carrière. Aujourd’hui, il est immédiat et partie intégrante de l’ADN de carrière des énarques. Ceux-ci savent donc faire fonctionner le service public comme une entreprise. Les écoles du pouvoir ont été converties en business schools, avec leur foi libérale et leur dogme : les calculs de coûts, la forte hiérarchisation du travail, le transfert aux marchés de la part rentable des services publics. La seule boussole est la rentabilité financière rapide. Ce qui s’avère absolument contraire à l’intérêt général. Une des conditions des modernisateurs est l’invisibilisation. La plupart des modernisations s’effectuent lentement et les collectifs de travail des agents publics se désagrègent. Les usagers n’en connaissent que le résultat. La dégradation des collectifs tient beaucoup à l’augmentation des emplois précaires, des salariés empilant CDD sur CDD dans la fonction publique. Qui le voit ? L’invisibilisation relève aussi de la culpabilisation. Tout devient faute personnelle des agents, défaut d’adaptabilité. Ils sont priés, comme dans le secteur privé, de travailler sur leur propre stress. Les agents des services publics sont partout, ils effectuent des tâches centrales. Mais dans le silence, si bien que l’on ne sait pas leurs souffrances. Sans compter les campagnes de dénigrement de la fonction publique.

La crise sanitaire peut-elle permettre de revenir aux valeurs de base du service public ?

Lors du premier confinement, j’ai eu le sentiment que l’on a applaudi les soignants un peu comme on applaudissait les gladiateurs à Rome. Leur travail est payé en monnaie de singe. Et les règles de rentabilisation – en particulier la T2A [tarification à l’activité] – continuent de s’appliquer à l’hôpital et conduisent toujours à fermer des lits. Les inégalités sociales sont déjà à l’œuvre, et de plus en plus de territoires sont abandonnés en France. Les services sont utiles à tout le monde, mais les riches en ont moins besoin que les pauvres. Les disparités sont ubuesques. Désormais, l’entrée à l’université s’effectue par Parcoursup, engendrant d’invraisemblables dysfonctionnements. Depuis plus d’un mois, à Nanterre, 61 jeunes de milieux modestes – surtout des filles – n’ont toujours pas le droit de s’inscrire à la faculté car le système déraille. Cette situation produit du malheur et empêche l’ascenseur social de fonctionner. Avec un risque d’explosion de rage des classes populaires et un vote d’extrême droite. Jusqu’où iront les régressions ? C’est très préoccupant. Heureusement, tout n’est pas joué. Il est possible de préserver des services publics civilisés. L’enjeu est d’inventer des dispositifs(1) où se rencontreraient des usagers, des élus, des salariés du secteur pour imposer une « mammouth pride », en opposition à la phrase de Claude Allègre affirmant qu’il fallait « dégraisser le mammouth ». Nous devons être fiers des services publics et du rôle qu’ils jouent dans la société.

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