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« L’adoption transnationale est une migration forcée »

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Réalisatrice des documentaires Ouvrir la voix et Une histoire à soi, la sociologue et militante Amandine Gay est l’auteure d’Une poupée en chocolat (éd. La Découverte, 2021).

Crédit photo Otto Zinsou
Née sous X, Amandine Gay, réalisatrice et sociologue, qui se définit comme afroféministe, a été adoptée à l’âge de 5 mois par un couple blanc. Partageant sa vie entre recherche, création et militantisme, l’adoption s’inscrit, selon elle, dans une histoire de domination et de violences.

Actualités sociales hebdomadaires - Quand avez-vous commencé à questionner l’adoption ?

Amandine Gay : Mon regard et mon analyse politique ont commencé à l’âge adulte, à partir du moment où j’ai démarré mes recherches sur mes origines. Mais, au départ, j’ai travaillé sur la question raciale. C’est l’enjeu qui a été le plus prégnant dans mon histoire d’adoption. Ma famille de naissance n’a pas rempli une très grosse charge dans mon imaginaire. Ce n’était pas mon souci principal. J’ai grandi dans la campagne lyonnaise dans les années 1980-1990, où mon frère et moi étions les deux seuls noirs et où il y avait pas mal de racisme. C’est ce rejet que j’ai d’abord problématisé. Mes premiers champs de réflexion ont porté sur les représentations de la femme noire dans la société française et sur l’antiracisme. Puis l’afroféminisme m’a servi d’outil théorique et militant pour pouvoir aborder tous les pans de mon identité. Je me suis intéressée à l’adoption à partir de 2014, à travers deux documentaires, l’un sur la mobilisation des femmes adoptées, l’autre sur l’adoption internationale. La dernière étape est mon récit autobiographique, qui pointe un certain nombre d’enjeux.

Vous parlez de « dépossession » à propos des enfants adoptés…

La dépossession, j’en parle surtout en termes de rapport de pouvoir. J’interroge beaucoup la question du statut de l’enfant dans la société. En matière d’adoption, on a très souvent face à nous des personnes qui ont beaucoup plus d’informations sur notre histoire que nous n’en possédons nous-mêmes. Les institutions ne veulent ou ne peuvent pas nous les communiquer puisque ce sont les règles. Notre droit est bafoué, et cela continue une fois adulte. De même, jusqu’à la convention de La Haye, les parents qui dépendaient des filières d’adoption internationale – et qui ne passaient pas par les associations – avaient parfois des informations sur les familles d’origine qu’ils ne transmettaient pas à leurs enfants adoptifs. La dépossession, c’est ne pas avoir accès à son histoire, ne pas en avoir les clés. Mes parents sont blancs et je craignais d’être vue comme une fausse noire.

À ce propos, vous évoquez le manque de préparation à la « socialisation raciale »…

Cette idée relève des apprentissages implicites qu’un enfant racisé, ou issu d’une adoption transraciale, effectue dans sa famille, comme tous les autres enfants. Il ne s’agit pas que ses parents lui répètent au quotidien que les blancs sont racistes, mais ils doivent l’accompagner face à des tensions identitaires et n’y sont pas préparés. Les parents noirs ou arabes ont l’habitude du profilage racial auquel sont confrontés leurs adolescents, et leur donnent des conseils : « munis-toi toujours de ta carte d’identité », « sois prudent », « ne réponds pas », etc. Les parents blancs qui n’ont pas cette expérience vont avoir beaucoup de mal à comprendre ce qui se passe si leur adolescent noir est contrôlé par la police. Les institutions n’abordent pas la question raciale dans sa dimension concrète. Or il ne suffit pas d’aimer son enfant ou de savoir si les adoptants sont à l’aise avec un petit Africain. Il faut leur demander s’ils savent s’occuper de cheveux crépus et frisés, s’ils connaissent les discriminations auxquelles il va être exposé à l’école, à la plage, au marché, partout. L’adoption transnationale est une migration forcée qui reste impensée.

Faut-il revoir l’accouchement sous x, en particulier la place des mères ?

Les enfants adoptés proviennent généralement de milieux pauvres et précaires mais ils sont plutôt accueillis chez des familles de classes moyennes et supérieures. Pour recevoir l’agrément, il vaut mieux avoir un peu d’argent. Une des raisons pour lesquelles les adoptés ont désormais droit au chapitre, c’est qu’ils ont été en mesure d’acquérir tous les codes des groupes dominants. Je suis une femme noire, j’ai été reçu à Sciences Po et j’appartiens à mon tour à la classe moyenne supérieure. Les conditions d’émergence des paroles dépendent de votre place dans la société, et les mères – et les familles – de naissance sous X sont plutôt en bas de l’échelle sociale et étrangères. Avouer qu’elles ont abandonné leur enfant est impossible, c’est tabou. Comme il était scandaleux de déclarer avoir avorté avant le vote de la loi. La société ne leur offre aucun accompagnement psychosocial quand un enfant cherche à les retrouver. C’est à ce dernier de gérer la culpabilité de devoir aller perturber la vie de quelqu’un. Cela ne me plaît pas d’imaginer l’état dans lequel peut être ma mère de naissance si je la contacte, mais j’ai quand même des questions. Ces mères sont totalement effacées. Par ailleurs, comment continuer à promettre à des femmes d’accoucher dans l’anonymat quand tout le monde a recours aux tests ADN ? Aux Etats-Unis, cette pratique pourrait bientôt s’arrêter.

Vous développez aussi le concept de « justice reproductive ». C’est-à-dire ?

Cela concerne la justice sociale. On ne peut pas discuter de l’adoption en silo. Les mères qui abandonnent leur enfant à la naissance affrontent un ensemble de critères de déterminisme socio-économique. Elles n’ont pas d’indépendance financière et vivent souvent avec des conjoints toxicomanes, incarcérés, violents. On doit aller regarder ce qui pousse une femme à se séparer de son enfant. La justice reproductive exige d’examiner les enjeux de classe, de race, de genre, de rapport géopolitique pour montrer en quoi ils viennent toucher la santé reproductive et sexuelle d’un groupe donné. Au moment des mouvements féministes pour le droit à la contraception et à l’avortement dans la métropole, à La Réunion, des femmes subissaient la stérilisation forcée. Quand, dans le même temps, des femmes s’émancipent à un endroit, d’autres subissent ailleurs l’oppression.

Est-ce en cela que l’adoption constitue un enjeu politique ?

Un bébé ne se retrouve pas coupé de sa famille de naissance par magie. Qu’il s’agisse de rapport de classe, d’inégalités mondiales, de continuum colonial, il y a un contexte. Il est grand temps que la rhétorique autour de la gratitude dans l’adoption et la parentalité disparaissent. Ce ne sont jamais les enfants qui demandent à naître, c’est un désir d’adulte. L’adoption comme moyen de faire famille a été gommée par un discours dépolitisant amenant l’amour comme unique sujet ou la vision humanitaire de sauvetage d’enfant. La narration dominante est le reflet des rapports de pouvoir. Il s’avère plus flatteur de se présenter comme une personne qui sauve un enfant que comme une personne privilégiée d’un pays occidental qui a les moyens d’aller choisir et chercher un enfant dans un pays où les parents ne peuvent pas les élever. Pour que des familles soient constituées par l’adoption, d’autres ont dû être détruites. Il faut le rappeler. Personne ne se sépare de ses enfants de gaieté de cœur, aucun pays non plus. Sans être perçue comme telle, la famille est un sujet politique. Ce n’est pas une institution coupée du reste du monde. C’est même là que se niche le berceau de la domination.

Entretien

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