Recevoir la newsletter

Habitat partagé : quand valides et handicapés cohabitent en symbiose

Article réservé aux abonnés

Le 2 juillet 2021, à Rungis, Les Maisons Partagées Simon de Cyrène de Rungis acceuillent des personnes en situation de handicap ainsi que du personnel soignant

Crédit photo vincent Wartner / Riva Press
L’association Simon de Cyrène a mis en place plusieurs projets de maisons partagées entre personnes handicapées et salariés valides. Rencontre avec les habitants d’une maison à Rungis, en Ile-de-France, où la colocation charrie son lot d’émotions.

Á peine la porte d’entrée franchie, un léger effluve de poisson frit vient chatouiller les narines. Il s’accentue au fur et à mesure que l’on s’avance dans le couloir. Au seuil de la cuisine, plus de doute : aujourd’hui, c’est fish and chips maison. Virginie Valletoux, la responsable du lieu, s’affaire devant la poêle, tandis que Marius Arias, salarié interne, supervise la friteuse électrique. Camille et Stéphane, deux résidents en fauteuil roulant, mettent le couvert. Il fait beau et chaud, la baie vitrée de la cuisine est grande ouverte sur le parc. De part et d’autre de la pelouse d’un vert intense et tondue de près, deux bâtiments se font face. Chacun abrite deux « maisons », l’une au rez-de-chaussée, l’autre à l’étage. Situé sur une bande latérale du jardin, un troisième édifice abrite une cinquième « maison » ainsi que les bureaux des salariés, la « ruche ». A quelques encablures du centre-ville de Rungis, cette petite commune du Val-de-Marne connue dans tout l’Hexagone pour son marché de produits frais, l’association Simon de Cyrène a ouvert en 2018 un ensemble de maisons partagées entre personnes cérébro-lésées et valides. Chaque maison abrite six « résidents » en situation de handicap et autant de personnes valides, employées de l’association ou en service civique, qui travaillent et vivent sur place.

« Moi qui suis de nature plutôt solitaire, j’appréhendais la vie collective », raconte Camille, 32 ans. Infirme moteur cérébral depuis sa naissance, elle a intégré dès son ouverture la maison baptisée Ephatta (« ouvre-toi », en hébreu) : « Au début, je passais beaucoup de temps seule dans mon studio, mais petit à petit je me suis habituée à cette vie communautaire. Je ne pensais pas vivre ici plus de deux ans, j’imaginais être seulement de passage. Mais je m’y sens finalement très bien, et cela me permet de mûrir mon projet professionnel pour pouvoir, à terme, me payer mon propre appartement. » La jeune femme est journaliste pigiste et développe parallèlement son activité de consultante pour sensibiliser les entreprises aux problématiques liées au handicap. Elle attend d’être financièrement stable pour vivre seule. Stéphane, presque 50 ans et infirme lui aussi de naissance, a également quitté le foyer familial pour intégrer la communauté de Rungis. « La vie en collectivité peut être parfois pesante, mais maintenant je ne pourrais plus vivre seul », explique ce fan de musique des années 1980. Il n’envisage pas de quitter la maison et regrette seulement que les horaires de coucher soient parfois contraignants, lui qui, le soir, aime regarder des films ou des compétitions sportives à la télévision avec Marius Arias et Saïd, un autre résident âgé de 28 ans.

Modèle en croissance

Au début des années 2000, l’entrepreneur Laurent de Cherisey entend sa sœur, devenue handicapée vingt ans plus tôt à la suite d’un accident de voiture, et son groupe d’amis, eux aussi en fauteuil, discuter de leur envie d’habiter ensemble. Il se met alors à imaginer un lieu : il fallait qu’il soit situé en centre-ville pour accéder aux commerces et commodités urbaines, et qu’il héberge également des personnes valides. Il se rapproche de l’association L’Arche et s’inspire de ses collocations, initiées dès les années 1960, entre personnes valides et handicapées mentales. Après avoir repéré un appartement à Vanves (Hauts-de-Seine), la première colocation s’installe en 2010.

Très vite, l’expérience crée des émules et, dès l’année suivante, de nouveaux appartements partagés ouvrent leurs portes. Les petits groupes de logements qu’ils constituent sont appelés « communautés ». Celle de Vanves accueille aujourd’hui 70 personnes. Devenue un fédération, l’association Simon de Cyrène compte cette année sept communautés (Vanves, Rungis, Angers, Nantes, Lyon, Marseille et Dijon). Et cinq autres devraient voir le jour à l’horizon 2025 à Bordeaux, Toulouse, Lille, Saint-Malo et Paris.

« Il a fallu convaincre les départements. Ce n’était pas facile car il n’y avait pas de case administrative pour ce type d’habitat partagé, explique Thomas Petitier, directeur de la communauté de Rungis. Notre idée a été de créer des résidences sociales auxquelles on ajoute un service d’aide à domicile. » L’association n’est pas propriétaire des logements qu’elle gère, qui appartiennent à un bailleur social. A Rungis, le bailleur est le géant Seqens (filiale d’Action logement). « Ce sont les loyers payés par les résidents qui font fonctionner la structure. Le modèle économique a été conçu pour que des personnes bénéficiant des minima sociaux puissent vivre ici », détaille Thomas Petitier. Tout compris, il en coûte aux résidents près de 800 € par mois, financés par l’allocation aux adultes handicapés (AAH), l’aide personnalisée au logement (APL) et la prestation de compensation du handicap (PCH). L’association a reçu le prix international « La France s’engage » en 2017 et celui gouvernemental « French Impact » en 2018. A Rungis, elle multiplie les partenariats avec la municipalité : le théâtre de la ville (qui a permis aux résidents de monter deux pièces de théâtre en 2019), la médiathèque, etc. Pour compléter l’équipe de Rungis, la communauté a mis en place en juin 2020 un Ssiad (service de soins infirmiers à domicile) qui assure la présence de quatre aides-soignantes pendant la journée. « Le fait d’être là toute la journée, de manger avec les résidents crée très rapidement des liens de confiance », explique Julie, aide-soignante de la maison Ephatta. Ces professionnelles doivent aussi anticiper et prendre en charge certaines problématiques liées au vieillissement des personnes qu’elles accompagnent.

« On devient très proches »

Concrètement, chaque résident dispose de son propre studio de 30 m2, qu’il aménage comme bon lui semble. En tant que première entrante dans les lieux, Camille a pu choisir le sien. Pour elle, deux critères ont été décisifs : la couleur rouge brique de l’un des murs et l’accès à un jardin presque privatif où elle a installé des pots de fleurs et de courgettes. Dans la pièce chaleureusement aménagée, un lit, un coin cuisine (elle a choisi la demi-pension) et un espace bureau où elle peut travailler. A l’extérieur, tout près, sa voiture l’attend sur le parking. Elle y monte par l’arrière grâce à une rampe et fixe son fauteuil devant le volant. Elle a pris goût à la conduite et part régulièrement le week-end en virée à travers la France. « Depuis que je vis à Simon de Cyrène, j’ai pris confiance en moi. Je me suis détachée de mes parents, j’ai découvert la liberté d’aller et venir quand je voulais, je suis beaucoup plus autonome. J’ai aussi appris à assumer plus de responsabilités, je dois entretenir mon studio. J’ai grandi », souligne-t-elle. « Grandir », un terme que l’on entend dans la bouche des résidents handicapés comme dans celle des assistants valides. Virginie Valletoux, 25 ans, en poste depuis deux ans et auparavant assistante au sein de la communauté de Vanves, abonde : « Je suis venue ici parce que j’avais envie de cohabiter en communauté. Vivre ici m’apporte beaucoup, autant professionnellement que personnellement. J’ai beaucoup grandi. Ici, on se surpasse. Pour réussir à jongler entre vie privée et vie professionnelle, on est amené à apprendre à bien se connaître soi-même. »

La cohabitation s’avère intense au sein des maisons Simon de Cyrène : pour les assistants internes – les valides –, un seul jour de repos par semaine. Les activités et les besoins des résidents occupent les six autres jours. « Le rythme des internes sur place peut être fatigant. Il est très important que l’on ait aussi une vie sociale et personnelle bien à nous, sinon le quotidien peut devenir étouffant. Il faut vraiment penser à sortir, à s’aérer, à penser à autre chose pendant les temps off. Contrairement à la plupart des travailleurs, on n’a pas de trajet entre le domicile et le travail pour se vider la tête », prévient Virginie Valletoux. Marius Arias, assistant depuis près de deux ans, garde toujours son carnet sur lui : « Vivre sur son lieu de travail permet aussi d’avoir plein d’idées. Dès que j’ai un moment de libre, j’écris », explique cet éducateur qui s’est promis de toujours trouver le moyen de « ne jamais vivre seul ». A 32 ans, Charles-Louis Coudreuse, lui, a choisi de ne plus résider dans la communauté mais en reste un salarié externe : il regagne son propre domicile après sa journée de travail. « L’expérience qu’on acquiert ici est rapide et intense, ça ouvre des perspectives. Mais je ne sais pas si ce type de travail est fait pour tout le monde, c’est émotionnellement très intense », confie-t-il.

En ce jour, l’ensemble des résidents de la maison Ephatta est encore bouleversé par le départ, la veille, de deux jeunes présents en service civique depuis près d’un an et dont la mission a pris fin. Tous les résidents mentionnent, pudiquement, la petite fête qu’ils ont organisée en l’honneur des partants et la tristesse de la séparation : « Nous avons tous pleuré hier soir », évoque Charles-Louis Coudreuse. Camille complète : « Le turn-over des assistants est compliqué à gérer pour nous, les résidents. Ce sont des accompagnements de la vie intime, donc on devient très proches, on crée des liens forts assez rapidement. Ce n’est pas évident de les voir partir. On se dit toujours qu’on va s’habituer, et en réalité, non. » Les salariés résidents de Simon de Cyrène restent en moyenne entre deux et trois ans au sein d’une communauté, et chaque nouveau départ relève d’une épreuve émotionnelle pour les habitants handicapés. « Cela nous permet néanmoins de rencontrer de nouvelles personnes, de créer de nouvelles dynamiques de groupe », tempère Camille.

L’association rencontre actuellement de réelles difficultés de recrutement, y compris pour des postes en service civique. Petits salaires, contraintes horaires et promiscuité ne sont pas au goût de tous. Pour Thomas Petitier, un point commun relie les salariés : « Les personnes qui travaillent ici sont des chercheurs de sens, ils ont l’intuition qu’ils pourront en trouver un à ce qu’ils font. » Pour cette association aux racines chrétiennes – tous les habitants préfèrent le terme de « spiritualité » –, la réflexion et l’engagement collectifs se pratiquent au quotidien. Un groupe de prière a été monté et des messes sont organisées de temps à autre. Mais surtout, chaque semaine, des temps d’échange ont lieu entre tous les résidents « qui permettent d’aborder des questions profondes sur la vie, la mort, la maladie, la souffrance », explique le directeur. Ils sont ouverts à tous, toutes confessions confondues. L’occasion aussi « d’organiser un bon apéro et un gros repas tous ensemble », ajoute Virginie Valletoux. Finalement, Samantha, résidente en fauteuil qui s’apprête à célébrer ses 27 ans, glisse la recette de vie de ces maisons partagées : « Pour réussir à vivre ici en colocation, il faut avoir une personnalité sociable et joyeuse, avoir le rire et le sourire communicatifs. Comme moi. »

Reportage

Autonomie

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur