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« Le communautarisme peut prévenir certaines formes de radicalisation » (Eric Marlière)

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La radicalisation de certains jeunes découle simultanément de trajectoires individuelles chaotiques et de phénomènes collectifs d’injustices sociales porteuses de frustrations et génératrices d’un sentiment d’abandon, selon le sociologue Eric Marlière. Pour contrer cette violence politique, il y a urgence à mieux travailler avec la société civile, et en particulier avec des « musulmans du quotidien ».

Actualités sociales hebdomadaires - Comment définissez-vous la radicalisation ?

Eric Marlière : Comme un processus complexe. Celui-ci renvoie à la fois à des enjeux macrosociaux et à des trajectoires individuelles. Du côté des premiers, on trouve les injustices sociales et économiques, les discriminations ethniques et parfois des formes de stigmatisation de certaines pratiques. Ces manifestations de rejet émanent souvent d’une élite ou des élites. Des rapports sociaux de domination multiples et complexes structurent donc le lien au monde des personnes qui les ressentent et les vivent. Alors, certaines se radicalisent. Surtout dès l’instant que s’y ajoutent des parcours chaotiques, liés parfois à ces injustices mais aussi à des migrations, des parcours familiaux compliqués… Au-delà même de la question sociale, se pose donc celle de l’exil, pas seulement d’un pays à un autre, mais au sens où aucun enracinement dans un lieu défini n’apparaît possible. Au passage, j’observe que le communautarisme prévient peut-être certaines formes de radicalisation, cette dernière déshumanisant les autres. Les personnes radicalisées se voient par conséquent souvent rejetées par les membres de la communauté, même de ceux qu’ils prétendent défendre. A l’image des Brigades rouges italiennes, finalement désapprouvées par la classe ouvrière, ou des islamistes par les musulmans. En somme, l’islam sauve certains de la radicalisation islamique. Cette dialectique entre éléments personnels et sociaux opère tant dans le complotisme, qu’à l’extrême droite ou à l’extrême gauche. Cela dépasse l’islamisme, même si aujourd’hui c’est le mobile le plus meurtrier.

Vous dressez un parallèle entre les diverses radicalisations, toutes portées par un même sentiment d’exil. Comment expliquez-vous sa persistance dans notre société qui prône l’intégration et l’universalisme ?

L’Etat social tend à s’épuiser ces dernières années, tant dans ses financements que dans ses modes opératoires. De plus, nombre de familles sont décomposées, recomposées… Ces ajustements permanents renforcent les processus d’individuation et cassent les repères. Simultanément, plus que réellement intégrateur, le rôle de l’école consiste à établir une ségrégation sociale, à force de mettre des notes, de procéder à des évaluations. Il y a 40 ans, l’usine accueillait certains enfants des classes populaires. Aujourd’hui, ces mêmes enfants conservent toujours moins de ressources que les plus favorisés, mais ils doivent malgré tout réussir à l’école, une école qui discrimine et opère une sélection au travers de diplômes et de classements. Ainsi, échouer sa scolarité humilie et hypothèque l’avenir sur un marché du travail lui aussi hautement sélectif. Enfin, le travail social, soumis à de nouvelles contraintes normatives, dispose aussi de moins de moyens financiers, ce qui le contraint à segmenter les suivis. Résultat ? D’autres institutions, comme certains clubs sportifs, deviennent les premiers clubs de prévention. Ils organisent des goûters, accueillent les enfants une heure de plus, etc. Il conviendrait de repenser une partie des institutions qui encadrent les jeunes et que l’Education nationale devienne moins hermétique aux autres intervenants, en particulier aux travailleurs sociaux. Or, aujourd’hui, elle ouvre plutôt ses portes à la police. De quoi faire naître une conscience politique des adolescents, nourrie du sentiment d’abandon et d’injustice. D’autant que s’y ajoute le décalage entre la réalité et une société de consommation et de publicité. Tout cela augmente les frustrations chez les jeunes, et pas uniquement au sein des classes populaires. La sensation d’injustice touche ces dernières depuis une vingtaine d’années, mais elle gagne désormais d’autres enfants, dont ceux des classes moyennes en voie de déclassement.

Comment établir la part des choses entre les différents facteurs, sociaux et individuels, que vous dépeignez, à l’œuvre dans les processus de radicalisation ?

Je dirais que 20 % à 30 % des personnes radicalisées rencontraient avant leur passage à l’acte des problèmes d’ordre psychiatrique. Dans les autres cas, les problèmes sociaux agissent sur le mental des individus, dont la subjectivité est déniée et qui se sentent mal vus. Parfois, l’islam devient le support idéologique de la violence. Mais il est rare en réalité que la motivation religieuse soit à l’œuvre, tant l’islam est méconnu et mal compris. Nombre de jeunes dits « islamistes » veulent en fait bien davantage passer à l’action que faire la prière. Ils souhaitent mourir en martyrs, tout de suite. C’est une des incarnations de la société de consommation, loin du message initial du prophète, qui condamne plutôt la révolution en ce qu’elle engendre des cassures dans la communauté mondiale.

Donc, selon vous, il s’agit avant tout de violences politiques…

Evidemment. D’autant qu’il existe peu de débouchés politiques pour les jeunes. Alors certains se dirigent vers l’extrême droite, d’autres sombrent dans le conspirationnisme et d’autres enfin instrumentalisent l’islam. Les jeunes s’éloignent du modèle républicain, en voie d’affaiblissement.

Comment les travailleurs sociaux peuvent-ils intervenir ?

La radicalisation bouleverse leurs manières de travailler, les contraint à coopérer avec les services de renseignement, de police… Ce qui les place face à des injonctions contradictoires. Pour changer la donne, il conviendrait de leur donner davantage d’autonomie et de moyens. Mieux vaudrait augmenter le nombre d’éducateurs que celui des policiers, et leur permettre de conserver leur déontologie, le respect de l’anonymat par exemple. Leur faire confiance serait important et assurer un meilleur tuilage entre les institutions (école, clubs sportifs, familles…) également. Mieux travailler avec la société civile, et en particulier avec des « musulmans du quotidien », porterait ses fruits.

Quelles sont les spécificités de la France à ces égards ?

Nos structures jacobines sont pilotées d’en haut, par les préfets, le gouvernement. Deuxième particularité, notre attachement à la laïcité, qui complique le travail avec des communautés locales, musulmanes par exemple. Alors qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne, on travaille avec les imams. L’approche répressive et une forme de déni des dysfonctionnements de notre système constituent nos deux autres particularités. Nous nions la souffrance d’une certaine jeunesse, et nos élites ne portent plus de projet collectif de société.

Entretien

Société

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