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Réseaux sociaux : « La culture de la dénonciation se généralise » (Samuel Laurent)

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Samuel Laurent

Samuel Laurent, journaliste au Monde, responsable des Décodeurs.

Crédit photo Photo : Philippe Quaisse / Pasco
Après avoir passé des années sur Twitter pour y décoder et vérifier l’information, le journaliste Samuel Laurent a cessé de s’y exprimer depuis deux ans. Trop d’intox, de violences et d’injures sur cette plateforme qui se veut ouverte au débat public, mais qui ne l’est pas.

Actualités sociales hebdomadaires Tout le monde peut-il être victime de Twitter comme vous l’avez été ?

Samuel Laurent : Tout le monde, peut-être pas. On est d’autant plus frappé que l’on est un peu connu. Encore que, aujourd’hui, cela arrive à des anonymes. C’est un réseau qui pardonne peu et le phénomène tend à s’aggraver. La culture de la dénonciation, ou « cancel culture », se généralise. Si vous exprimez quelque chose qui déplaît à un groupe constitué, il vous tombe dessus en masse. Avec Twitter, il est très facile de multiplier les attaques, sans forcément se rendre compte d’ailleurs que l’on représente un individu parmi 1 000 à s’acharner sur la même personne. Je l’ai vécu tout au long de ma carrière, avec une montée en puissance au fur et à mesure que Twitter s’est développé. Jusqu’au moment où La République en marche a eu raison de moi, quand j’ai démontré que la présence des « gilets jaunes » à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière, le 1er mai 2019, était une intox. Quelques mois avant, j’avais déjà été harcelé après un article sur Nick Conrad, un rappeur totalement inconnu mais propulsé par la sphère Twitter pour un clip et une chanson intitulée Pendez les Blancs. Les menaces émanent des politiques, des militants, des lobbies ou de n’importe qui.

ASH : Comment expliquez-vous ce déferlement de haine ?

S. L. : Ce n’est pas une question d’anonymat car beaucoup d’utilisateurs twittent sous leur vrai nom. Les réseaux sociaux activent l’émotion, pas la raison. C’est ce qui pousse à réagir et domine tout le reste. La brièveté des messages n’incite pas à développer des arguments. Et quand toutes les personnes que vous suivez s’enflamment, un effet de meute se produit. Les journalistes sont souvent les premiers à se livrer à cet exercice, à retenir la phrase choc qui fera le buzz. Ils sont aussi devenus de vrais punching-balls, comme si les gens insultaient leur télé, jetaient leurs frustrations en pâture, sans filtre. Les réseaux sociaux appartiennent au paysage, et il est illusoire de penser que cette boîte de Pandore puisse être refermée. Elle peut, en revanche, être modérée, policée, investie. Se contenter de hurler contre les loups, estimer qu’ils ne devraient pas avoir droit à la parole consiste à perpétuer ce réflexe surplombant qui voudrait laisser le monopole du débat à ceux qui ont, de par leur naissance, leur éducation, leur culture, les moyens de le mener.

ASH : Les réseaux sociaux constituent-ils aujourd’hui une manière d’exister ?

S. L. : C’est peut-être moins vrai aujourd’hui que quand j’ai commencé en 2012. A l’époque, Twitter était très scruté par les rédactions web et c’était une manière de se faire connaître. C’est encore en partie le cas. Les médias numériques de qualité devenant payants, l’information gratuite se découple. Si vous postez énormément de contenus, vous allez être suivis et devenir influents. L’appétence des chaînes d’infos en continu pour le « clash » les incite à aller chercher des « grandes gueules » sur les réseaux. La surreprésentation dans les médias des polémiques de Twitter s’avère d’ailleurs un problème. C’est le réseau le plus fréquenté par les journalistes, les élus et les communicants. La présence des catégories socioprofessionnelles supérieures avoisine 30 %, contre 20 % pour Facebook. Les actifs et les urbains s’y expriment également davantage. On a tendance à s’imaginer Twitter comme un reflet de la société. Il n’en est rien. Ce n’est pas la voix de la France. On n’y lit pas ce qui se raconte sur les marchés de province. Avec 40 millions d’abonnés, Facebook est beaucoup plus représentatif que Twitter, qui en compte 4 millions et qui est donc coupé de la grande majorité de la population. Mais une vraie guerre d’influence s’y joue, jusqu’à créer une forme de tyrannie morale au nom du bien commun, où chacun estime être dans le juste.

ASH : Les phénomènes de meutes sur Twitter et de bandes dans les quartiers sont-ils comparables ?

S. L. : Les jeunes des quartiers sont sur les réseaux sociaux. A Cergy-Pontoise, en juin, un livreur noir a été agressé par un homme d’origine algérienne. La scène a été filmée par une dame depuis sa fenêtre. S’est ensuivie une sorte de chasse à l’homme pour retrouver l’agresseur. La rumeur a couru qu’il était employé dans une pizzéria, laquelle a dû fermer plusieurs jours par sécurité. En réalité, l’employé du restaurant n’était pas responsable. Les réseaux sociaux provoquent un fonctionnement par le ouï-dire, la colère et un comportement de meute que l’on retrouve dans les phénomènes de bandes ou les rixes. Avant, la rumeur était plus oralisée. Dans le cas de Samuel Paty, la situation a dégénéré à partir de la vidéo postée par un parent d’élève sur Facebook et extrêmement partagée, au point d’arriver entre les mains du jeune Tchétchène qui est passé à l’acte. Personne n’a remis en cause le témoignage du père de famille, alors qu’il était mensonger. L’idée de rendre justice soi-même est très répandue sur Twitter. Les gens se transforment en une foule lyncheuse.

ASH : En quoi Twitter pourrait-il tuer la démocratie ?

S. L. : Beaucoup d’utilisateurs croient encore que c’est un espace neutre. Mais on n’y débat pas, on s’y invective. On défend son camp. Nous l’avons constaté avec la crise sanitaire et les discours complotistes déconnectés du réel. Il suffit de chercher les termes « honte » ou « à vomir » pour mesurer la puissance des vagues d’indignation qui submergent ce réseau social. Cette logique est d’autant plus délétère qu’il n’y a plus de modérateurs. C’est la liberté de parole absolue. Le souci des créateurs de ces réseaux était de générer du business, pas de favoriser l’échange qu’ils ont, d’une certaine manière, privatisé. Le piège est là. Il constitue une aubaine pour les Trump ou les Bolsonaro de ce monde, en passant par les lobbies des pesticides et les partis politiques, qui investissent des moyens considérables pour influencer la discussion, disqualifier les opposants et réécrire l’histoire. En même temps, les réseaux sociaux permettent à des paroles ignorées ou minoritaires d’exister. Grâce à la masse de témoignages accumulés, #MeeToo a émergé. Ils favorisent aussi l’entraide, la solidarité. Il s’agit simplement d’apprendre à les utiliser à bon escient.

ASH : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes sur l’usage des réseaux ?

S. L. : Je les appelle à la prudence. Tout ce qu’ils postent reste, et ils pourront être amenés à se justifier un jour. Ecrire sans réfléchir, de manière impulsive, est un souci avec une génération qui arrive à l’âge adulte en ayant fréquenté les réseaux sociaux dès l’adolescence. Ensuite, ils doivent comprendre que tout ne se vaut pas, que tout n’est pas vrai et que, de manière générale, mieux vaut se méfier des emballements.

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