Au cœur de l’Isère, à une vingtaine de kilomètres de Grenoble, à travers la sublime chaîne de Belledonne et le massif de la Chartreuse, le temps est à l’orage. Le fond de l’air est lourd, les mains sont moites. Tandis que le tonnerre gronde, à l’intérieur des Maisons de Crolles (du nom de leur commune d’implantation), la quiétude frappe. Pourtant, depuis plus de cinq ans, ces structures nichées dans un paysage de sommets enneigés, de cascades d’eau douce et de falaises abruptes hébergent des personnes atteintes précocement, avant 60 ans, de la maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée(1). C’est justement pour ne pas laisser celles-ci en marge de la société que les lieux ont été créés. « Mon mari est ici depuis deux ans. Entre les Maisons de Crolles et l’aide à domicile ou un Ehpad, il n’y a pas à hésiter. En établissement, il a refusé de s’alimenter pendant trois mois. La situation était insupportable. Depuis qu’il est là, nous sommes soulagés. Nous le sentons détendu », raconte l’épouse de M. Carole, diagnostiqué Alzheimer en 2008, à l’âge de 47 ans.
L’idée est née de la volonté de Blandine Prévost et de son mari, Xavier. Ingénieure de formation, cette mère de trois enfants a été diagnostiquée apparentée Alzheimer en 2009, à 36 ans. Plutôt que de s’apitoyer sur son sort, assez rapidement, elle a voulu protéger son entourage de l’évolution de la maladie. Se projetant dans l’éventualité du besoin d’un autre domicile, elle a interrogé les médecins pour connaître les solutions existantes. Au choix : l’hôpital psychiatrique ou l’Ehpad. Rien de satisfaisant pour la trentenaire. « Mon père aussi a eu une maladie apparentée Alzheimer, précise la jeune femme. Je l’ai vu taper frénétiquement sur le digicode de l’unité cognitivo-comportementale de son Ehpad pour en sortir. C’est dur. J’ai vécu avec la culpabilité de l’avoir enfermé. Je ne voulais pas de ça pour mes proches. »
Avec l’ambition de promouvoir un accompagnement différent, le couple passe des journées entières à imaginer le lieu idéal : « Une vraie maison, sans aucune forme de médicalisation. » Après avoir créé en 2011 l’association Ama Diem (« aime le jour », en latin), les conjoints sont mis en relation avec Nicole Poirier, qui, quinze ans plus tôt, a développé au Québec l’approche « Carpe Diem », selon laquelle la personne est considérée avant sa maladie, avec ses capacités plutôt que ses déficits(2). « La maison imaginée par Blandine n’était donc pas utopique », souligne Xavier Prévost. Avec le financement de l’agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes et du conseil départemental de l’Isère, copilotées par la Fondation Ove et l’association Ama Diem, les deux Maisons de Crolles, l’une rouge et l’autre blanche, voient le jour en 2016, après cinq ans de travaux. Un projet expérimental unique en Europe.
Dans ces deux établissements vivent 27 habitants âgés de 53 à 71 ans – pas question, ici, de parler de « résidents » ou de « personnes malades ». « En général, quand les personnes entrent aux Maisons de Crolles, elles sont déjà très atteintes par la maladie, explique Nathalie Hervé, la directrice. Elles viennent parce qu’il est trop compliqué pour elles et leurs proches de rester à domicile. » Ce qui se ressent dans la vie de ces lieux. Si la plupart des habitants sont encore valides, beaucoup d’entre eux ont en revanche du mal à parler et à se déplacer. « Quand une personne est diagnostiquée tard, elle peut mourir avant l’apparition de certains symptômes. Alors que plus la personne est atteinte jeune, plus la maladie a le temps de se développer et plus les troubles sont importants », indique Ingrid Pourrat, la cheffe de service.
Cependant, bien que le contact verbal peut s’avérer compliqué de prime abord, la caractéristique principale des deux maisons est de laisser aux habitants une liberté totale d’aller et venir. Ainsi toutes les portes restent-elles ouvertes. « C’est fondamental », souligne Blandine Prévost. De même, tout le monde se vouvoie et s’appelle « Monsieur » ou « Madame ». Surtout, chacun vit à son rythme. Si un habitant désire se lever à 10 h, s’il préfère prendre son petit déjeuner avant d’effectuer sa toilette ou encore pratiquer un sport, se promener, passer le balai, découper des carottes, il le peut. Mme Berger, par exemple, ne s’exprime plus, mais elle ne reste jamais assise. Elle passe d’une maison à une autre, de chambre en chambre, sans pour autant être suivie sans cesse par un intervenant – aux Maisons de Crolles, le terme « professionnel » est banni du vocabulaire.
Liberté d’aller et venir
Quant à Mme Brick, elle est plus dynamique et participe à de nombreuses activités sportives et ludiques. Alors que les premières gouttes de pluie commencent à tomber, elle part jouer au ballon dans le jardin, sous les yeux de M. Lagarde, qui termine son footing quasi quotidien. En ce milieu d’après-midi, à l’intérieur des établissements, d’autres habitants participent à l’élaboration du dîner. Au menu : carottes Vichy, quiche lorraine et pastèque. De loin, les intervenants les surveillent du coin de l’œil. A l’inverse d’autres structures, la pièce principale n’est pas la chambre mais la cuisine, d’où se dégagent des odeurs et des saveurs qui titillent les sens et suscitent l’envie de participer, de s’activer, d’échanger deux ou trois mots. Et si un habitant a besoin de quelque chose, il sait qu’il y trouvera toujours un intervenant.
En accord avec les principes de Carpe Diem, ils ne portent pas de blouse blanche afin de ne pas rappeler la maladie. Mais ils prêtent une attention particulière aux goûts, aux envies et aux besoins de chacun, en s’appuyant sur leurs petites habitudes. Recueillies dès en amont de leur entrée dans les lieux, ces informations sont scrupuleusement consignées dans des dossiers personnalisés. Les intervenants savent à quelle heure se réveille tel résident, comment effectuer sa toilette ou positionner ses couverts. « Tout est réfléchi, pensé pour le bien-être de l’habitant. Ses habitudes de vie doivent être respectées à la lettre. Parfois, il y a même des détails renseignant de quel côté du lit la personne se couche », observe Anne-Lise Gardet, aide-soignante et aide médico-psychologique.
« Je ne voulais pas que les Maisons remémorent tout le temps que nous sommes souffrants. J’ai envie de vivre jusqu’au bout, avec et malgré la maladie, insiste Blandine Prévost. Ici, les habitants sont chez eux. Je ne voulais pas que mes enfants disent : “On va voir maman”, mais : “On va chez maman.” Les intervenants viennent travailler à domicile, chez nous. » C’est pourquoi les nappes sont parfois dépareillées, les meubles diversifiés. « Il y a de la vie. Ce n’est pas un showroom d’Ikea, s’enthousiasme Xavier Prévost. Cette maison est une mine d’or. Rien n’a été laissé au hasard. Tout est conçu en lien avec la maladie. » Les lumières sont réglées pour ne pas éblouir, les revêtements sont adhérents pour éviter les glissades, les essences dans le jardin ravivent les odeurs connues… Chaque chambre est décorée avec des affaires personnelles. Celle de monsieur Vallentini constitue peut-être la plus singulière. Fan de bandes dessinées (un puzzle de Lucky Lucke crâne fièrement au mur) et de brocantes spécialisées, elle est remplie de livres et de figurines de toutes sortes. Des cartes postales punaisées ici et là rappellent sa passion pour les voyages. « Avant, il adorait raconter ses différentes expéditions. Maintenant, beaucoup moins », témoigne Anne-Lise Gardet.
Les Maisons de Crolles intègrent de nombreux petits salons qui facilitent l’isolement et le calme. « Le bruit s’avère très pénible pour les personnes Alzheimer. Ces pièces sont insonorisées afin de leur permettre de se reposer », explique Nathalie Hervé. Pour autant, l’ambition de la structure visant à défendre une vie la plus normale possible, une certaine prise de risques y est tolérée. « Il y a des cheminées avec lesquelles les habitants peuvent se brûler, des escaliers dans lesquels ils peuvent chuter. Les habitants sont jeunes et ont encore plein d’envies. D’où l’intérêt qu’ils ne soient pas en Ehpad », explique Ingrid Pourrat.
Jusqu’à la fin de vie
Toutefois, leur accompagnement exige la présence d’une équipe pluridisciplinaire renforcée (aides-soignants, auxiliaires de vie sociale, accompagnants éducatifs et sociaux, médecin coordonnateur, infirmières…). Chaque jour, dix intervenants travaillent par maison (cinq le matin, cinq l’après-midi), auxquels s’ajoute un intervenant la nuit. Soit 50 équivalents temps plein ETP). Selon le principe qui régit le dispositif, chaque intervenant effectue la même prise en charge. « Pour les habitants, seul le son de notre voix est censé changer », précise Ann Herteleer, aide médico-psychologique. Mais à la différence du modèle québécois, l’accompagnement se prolonge jusqu’à la fin de vie. Depuis l’ouverture, six habitants sont décédés. « Au sein de l’établissement, la mort n’est ni diabolisée, ni médicalisée. C’est extrêmement agréable pour nous, les infirmières. Nous n’avons pas l’impression de nous acharner », assure Sandra Payerne, l’infirmière.
Le terme de l’expérimentation est prévu pour le mois de février 2023. C’est à cette date qu’un bilan sera établi, mais nul ici ne doute des bénéfices. « Nous avons vu des personnes remarcher depuis leur arrivée dans l’établissement », témoigne Blandine Prévost. Pour Anne-Lise Gardet, c’est la déchéance qui est repoussée : « Si les habitants étaient entrés en Ehpad au lieu de venir aux Maisons de Crolles, il est certain qu’une grande majorité d’entre eux seraient déjà morts. Vivre en communauté, se sentir appartenir à un groupe les rattache à la vie. »
Les Maisons de Crolles ayant le statut de structure d’accompagnement du handicap, ses habitants bénéficient de la prestation de compensation du handicap (PCH) et non de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Elles accueillent 15 personnes en foyer d’accueil médicalisé (FAM) – dont trois en hébergement temporaire et deux en accueil de jour – et 15 autres en maison d’accueil spécialisée (MAS). Pour être admis, il faut être atteint de la maladie d’Alzheimer ou apparentée, être âgé de moins de 65 ans, avoir bénéficié avant 60 ans de la reconnaissance du statut de personne handicapée par la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) et habiter en région Auvergne-Rhône-Alpes (prioritairement en Isère). Les habitants suivent un « chemin progressif » en accueil de jour durant quelques semaines ou quelques mois afin de se familiariser avec les lieux et de trouver leur place. Puis l’hébergement devient temporaire et, in fine, permanent.
(1) Lire à ce sujet le hors-série des ASH « Alzheimer jeunes. Mieux connaître pour mieux accompagner », paru ce mois d’août.