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Femmes en prison : « Le passage à l’acte se construit dans un continuum de violences » (Natacha Chetcuti-Osorovitz)

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Après dix-huit mois d’enquête au sein d’un centre de détention pour femmes condamnées à des peines de dix à trente ans, la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz affirme que, pour être efficaces, les procédés disciplinaires du parcours pénal doivent s’affiner au regard du parcours de vie des détenues.

Actualités sociales hebdomadaires : Qu’est-ce que le « continuum de violences » chez les femmes que vous avez rencontrées ?

Natacha Chetcuti-Osorovitz : Il s’agit d’une série de violences visibles et invisibles subies en amont du passage à l’acte. Elles résultent de la hiérarchisation des rapports sociaux. Toutes ces femmes ont été structurées par une régulation de la domination masculine mais aussi par une socialisation dans laquelle il y a des agressions cumulées avec d’autres, comme les violences familiales, la précarité sociale, la prostitution contrainte à l’intérieur du couple ou le racisme. La mécanique de domination va s’étendre aux violences économiques et aux violences symboliques. Ces dernières sont caractérisées par la timidité et la honte sociale qui empêchent ces femmes de se penser autrement qu’à la place à laquelle elles sont assignées en tant que personnes de sexe féminin, qui plus est, des classes populaires. La dimension professionnelle avec la division sexuelle du travail s’avère, par ailleurs, omniprésente avec la pensée que les travaux féminins valent moins que ceux des hommes. L’inégalité persiste dans le travail domestique et éducatif auprès des enfants et dans la structuration de la vie, tournée vers les autres avec un rôle de pourvoyeuse de services. Sur les 42 femmes avec qui j’ai mené des entretiens, seules 5 n’ont pas mentionné ce continuum.

ASH : Comment la peine carcérale peut-elle jouer un rôle au regard de ces situations ?

N. C.-O. : Je distingue plusieurs catégories de parcours de vie basés sur l’analyse du récit de soi dans le parcours pénal. Celui que je désigne sous l’aphorisme « un lieu à soi maudit » concerne surtout les détenues structurées dans un continuum de violences invisibles avec une forme de désappropriation de soi. Pour elles, le moment carcéral est un choc mais c’est aussi le moment où elles se reconstruisent en se confrontant à une nouvelle lecture de leur biographie. Par la reconnaissance de cette série de violences avant l’emprisonnement, elles réorganisent cette double écriture, ce qui est nécessaire pour se projeter dans la vie post-carcérale. Le sens donné à leur peine est clair : elles se reconnaissent comme auteures et la culpabilité est forte. Se reconnaître comme victime d’un système de genre permet de se retrouver comme sujet.

ASH : Qu’en est-il des détenues ayant subi des violences physiques ?

N. C.-O. : C’est un autre parcours que je nomme le parcours des « injustement condamnées ». La longue peine se caractérise par un non-sens en raison d’un conflit interne impossible à résoudre entre le « soi » désigné comme auteur et le rapport à la victime qui était l’initiatrice de violences et dont ces femmes ont eu à se défendre. Ici, la question de la culpabilité est plus facilement écartée. Elles se considèrent comme victimes et rejettent la qualification de coupables. Pour elles, l’incarcération ne fait pas vraiment sens. Elles dénoncent l’absence de réponses des services sociaux ou de la police, avant leur passage à l’acte. Déjà structurées dans la culpabilité, ce sentiment peut avoir comme effet un repli sur soi, une limitation mentale, vouloir en faire toujours plus pour les autres parce qu’on se sent fautif de ne pas être à la bonne place. Les langages juridique et sociologique sont complètement différents. Il ne s’agit pas des mêmes registres d’appréhension du social et la demande autour de la culpabilité est une impasse. Elle ne prend pas en compte les rapports sociaux et elle ferme toute élaboration à partir de soi-même.

ASH : Les itinéraires de vie de ces femmes sont-ils source de passage à l’acte ?

N. C.-O. ​​​​​​​: Je ne relève pas de lien de cause à effet. Ce que j’essaie de démontrer, c’est que le passage à l’acte se construit à l’intérieur du continuum de violences. Par exemple, pour un troisième parcours, que je nomme « l’enfermement inéluctable » et qui concerne plutôt des femmes aux activités illicites comme la vente de drogues, l’éventualité du passage en prison est intégrée. Bien souvent, ce sont elles qui occupent les fonctions les moins lucratives et les plus exposées aux arrestations pour subvenir aux besoins matériels de la famille. Cela ne correspond pas à une étape de distinction positive de la carrière de délinquante alors que pour les hommes, cela peut être le cas. Le passage à l’acte délictuel s’inscrit au travers de ce dispositif de genre dans lequel elles sont assignées. Pour les deux premiers parcours, il n’y a pas de récidive, alors que pour celui-ci, la chose est courante. L’incarcération va confirmer l’assignation permanente et son déni peut permettre aux détenues de tenir en tant que sujet.

ASH : Quel est l’intérêt de différencier les parcours ?

N. C.-O. ​​​​​​​: Cela montre à quel point la façon dont sont saisis les parcours disciplinaires peut être différente. Pour tous, il y a une injonction à répondre à un dispositif de genre élaboré à partir de pré-notions qui établissent ce qui doit être. Par exemple, la mise en œuvre du parcours d’exécution de peine met à mal sa finalité d’individualisation. Parfois, il est demandé aux détenues de sortir de la conjugalité pour garantir une liberté conditionnelle. D’autres fois, il s’agira au contraire de prouver leur stabilité conjugale et familiale alors que les liens sont irréguliers. Comme si le couple était garant d’une stabilité alors qu’il peut être le lieu de l’enfermement psychique. Pourtant, le discours doit être construit autour de cela. Il ne semble d’ailleurs pas toujours stratégique pour une détenue d’assumer le chemin psychologique parcouru et le besoin de s’émanciper. Il faut jouer le jeu. C’est un réel paradoxe. Mais les acteurs de l’expertise pénale sont aussi façonnés par un ordre de genre et de sexualité. Pour se repenser, ce procédé disciplinaire doit s’affiner avec de l’outillage sociologique basé sur une analyse matérialisée des rapports sociaux.

ASH : Pourquoi les femmes ont-elles moins de visites que les hommes ?

N. C.-O. ​​​​​​​: Cela tient d’abord à la question de la division sexuelle du travail, des soins apportés aux autres, des solidarités affectives et émotionnelles. En général, ces registres reposent sur des femmes. Comme pour les visites d’hommes incarcérés, les visites de femmes sont effectuées par des mères, des sœurs, et dans le cadre de l’hétérosexualité, elles s’appuient très rarement sur la solidarité conjugale, ce qui conduit à une raréfaction des liens. Par ailleurs, elles ne veulent pas être un poids pour leurs proches. Enfin, l’emplacement géographique est déterminant. Les prisons pour femmes sont situées majoritairement dans la moitié nord de la France et il n’est pas facile de se déplacer sur de longues distances de manière régulière.

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