En 2019, 88 % de la population âgée de plus de 12 ans était connectée à Internet, selon le Baromètre du numérique du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie). Et alors qu’il y a quatre ans l’ordinateur talonnait encore le smartphone comme support de navigation, désormais, le téléphone mobile constitue le mode de connexion privilégié pour 51 % des Français. Un équipement généralisé, possédé par 77 % des internautes de 11 ans et plus en 2020, selon le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA).
Logiquement, ce fait de société rejaillit sur les établissements et services sociaux et médico-sociaux. Au-delà des cadres déjà habitués aux sollicitations à distance, la question concerne aussi les travailleurs sociaux sur le terrain, qui utilisent leur propre mobile ou un téléphone professionnel. « L’équipement systématique des accompagnants est encore loin d’être la norme, mais il s’est accéléré avec le confinement. Ces politiques se mettent en place dans la perspective de faciliter la communication à distance entre professionnels et avec les usagers », note François Sorin, formateur au centre Askoria. Or l’usage croissant des modes de communication numérique au travail rend poreuse la frontière entre vie professionnelle et vie privée. D’où la reconnaissance par le législateur d’un « droit à la déconnexion » : selon ce principe, chaque salarié n’a pas à être joint hors temps de travail pour des motifs liés à son activité professionnelle, ni sanctionné en cas d’indisponibilité. Dans le cadre de leur négociation annuelle sur l’égalité professionnelle et la qualité de vie au travail, les employeurs de plus de 50 salariés ont l’obligation d’aborder ce sujet, en proposant notamment des modes de régulation de l’utilisation des outils numériques.
Dans le secteur social et médico-social, ce thème semble encore peu investi. « Un quart des accords sur la qualité de vie au travail aboutissent à des dispositions sur le droit à la déconnexion au sens strict », estime le consultant spécialisé Jean-Philippe Toutut, à partir de sa propre expérience. « Avant le développement du télétravail, ce n’était pas un sujet », abonde la formatrice Catherine Audias, consultante en management dans le secteur associatif. « Plus l’institution est importante, plus le sujet est pris en compte », relève Guillaume Brédon, avocat associé au cabinet Edgar Avocats. Selon lui, ce sont d’abord les expériences de contentieux ou les réclamations d’organisations syndicales qui conduisent à des prises de conscience : solliciter fréquemment un collaborateur hors de son temps de travail peut amener ce dernier à réclamer des paiements en heures supplémentaires devant la justice. D’où l’intérêt d’établir des règles internes pour limiter tout abus.
Impératif de réactivité
Du côté des travailleurs sociaux déjà en contact direct avec les personnes accompagnées, les interrogations autour du droit à la déconnexion s’expriment à bas bruit. « Les professionnels reconnaissent qu’il faut gérer les conséquences de cette ouverture. Une fois qu’un canal de communication directe est établi, le pouvoir sur les temporalités de l’échange est partagé. Les éducateurs peuvent recevoir des messages tard dans la journée ou être interpellés à propos de situations inquiétantes », explique François Sorin. En interne, les changements de plannings constituent une autre source de sollicitations inopportunes. « La difficulté à maintenir un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle apparaît souvent dans les résultats de nos diagnostics sur la qualité de vie au travail », remarque Jean-Christophe Villette, psychologue du travail et directeur associé du cabinet Ekilibre.
Educateur spécialisé dans un service d’action éducative en milieu ouvert, Camille Hamel accueille positivement l’équipement en téléphones portables prévu chez son employeur. « Quand on demande aux jeunes de passer par le standard, c’est plus compliqué pour eux », reconnaît-il. Cette évolution suscite pourtant des questions tant en matière de gestion des urgences hors temps de travail que de charge mentale. « J’ai déjà eu à gérer des parents qui me bombardaient de mails », illustre-t-il, évoquant une mère de famille qui lui « écrit souvent le soir » par « besoin d’évacuer ». A défaut de se déconnecter volontairement, le travail se rappelle à lui à n’importe quel moment par l’intermédiaire de ses collègues. « Des mails arrivent constamment. Si je ne paramètre pas, j’en reçois le soir et les week-ends. Il m’arrive d’y répondre car c’est difficile de se dire que cela peut attendre lundi. Il n’y a pas forcément d’urgence, mais on a envie de se montrer utile. »
« Avant, un téléphone appartenait à une fonction, à l’éducateur qui était disponible à l’horaire donné », pointe Charles Vafopoulos, éducateur spécialisé dans un service d’interprétariat pour personnes sourdes. Directement joignable sur son téléphone professionnel, il témoigne d’une certaine incitation à l’hyperréactivité, en l’absence d’un secrétariat : « Si un professionnel ne répond pas au téléphone, cela finit par se savoir. » Et il regrette une forme de mise en concurrence au sein même des équipes, avec des personnels pouvant être appelés à tour de rôle, voire entre structures sollicitées par un même usager.
Réflexion globale
Aborder le droit à la déconnexion revient, au fond, à réinterroger les organisations. Sans quoi les engagements tels que l’absence d’envoi de mails hors du temps de travail, souvent présents dans les chartes ou accords collectifs, resteront sans effet. « Le développement de l’outil numérique a donné un facteur d’urgence à tout, et c’est cette réflexion-là qu’il faut poser », estime la consultante et formatrice Catherine Audias. Inversement, la régulation des outils numériques n’est pas une solution en soi. « Les salariés peuvent ne plus être dérangés le week-end mais rester stressés. L’impact du travail reste fort, même en l’absence de connexion », avertit le consultant Jean-Philippe Toutut.
Pour l’avocat Guillaume Brédon, « le droit à la déconnexion est intimement lié à l’organisation des astreintes. Plus vous avez de personnes susceptibles d’intervenir, plus vous pouvez faire respecter le droit à la déconnexion. » Contrairement aux établissements de santé fonctionnant en continu et qui se sont structurés en conséquence, le droit à la déconnexion peut s’avérer plus délicat à organiser dans le social ou le médico-social, lorsque les aléas surviennent hors des horaires d’ouverture. Selon Jean-Christophe Villette, un bon accord en la matière repose sur une série d’éléments : une sensibilisation des cadres et des usagers sur les horaires pendant lesquels les travailleurs sociaux sont disponibles ; un apprentissage de l’utilisation des outils numériques et de la configuration de leurs paramètres ; mais surtout une organisation adaptée en cas d’indisponibilité d’un interlocuteur.
Au sein de la maison des adolescents de la Gironde, chaque professionnel est joignable par les jeunes de 11 à 25 ans faisant l’objet d’un suivi. Mais les premiers appels transitent par le standard. « Notre mission est claire : c’est l’accueil physique et l’accès aux soins des jeunes. De ce fait, les professionnels ne peuvent pas se laisser déranger », convient sa directrice, Claire Guérin. Dans un tel contexte, le rôle de la secrétaire s’avère « fondamental ». Jouant le rôle de filtre, elle reçoit non seulement les premiers appels mais aussi les urgences, quand les travailleurs sociaux, psychologues ou infirmiers ne répondent pas au téléphone. « Quand les mamans déversent leur mal-être, leurs difficultés, il faut apprendre à avoir une réponse consistante », explique la directrice. Laquelle veille également à un strict respect des horaires. « Quand on est dans le pic, on ne sait plus où donner de la tête. Mais, à 18 heures, on s’arrête », poursuit-elle. Les professionnels ont alors la possibilité de laisser leur smartphone sur place.
A l’association des Pupilles de l’enseignement public du Finistère (PEP 29), chaque travailleur social est doté d’un téléphone portable professionnel. Selon Philippe Gloaguen, directeur de son pôle social, le fait d’avoir un outil de communication dédié au travail « garantit que les travailleurs sociaux ne soient pas submergés. On est très au clair sur le fait qu’on utilise cet outil dans le cadre du travail. » Il revient alors à chaque professionnel d’éteindre son téléphone hors de ses heures de service.
L’effet du télétravail
Pour éviter des débordements, la réflexion sur l’organisation du travail a été poussée plus loin au sein de l’Association des œuvres girondines de protection de l’enfance (400 salariés). L’enjeu du droit à la déconnexion s’est posé en particulier pour le service des tutelles. Face à des personnes accompagnées qui « peuvent appeler tout le temps », la mise en place de « barrières » est indispensable, selon Jean-Michel Viala, son directeur général. Les effectifs du service d’accueil téléphonique ont été renforcés afin d’absorber les flux d’appels. Les personnels disposent en outre de plages horaires précises pendant lesquelles ils peuvent être contactés (soit au maximum deux jours de travail sur cinq), afin de leur réserver un temps fixe, déterminé collectivement, pour accomplir les tâches administratives. Apprendre à « déconnecter », enfin, n’est pas qu’une affaire technique. Jean-Michel Viala insiste sur l’analyse des pratiques pour aider les personnels à prendre un peu de distance avec leur travail et à se garder de répondre à toutes les sollicitations.
Reste que de nouvelles situations ont émergé avec la pandémie. Appliqué de manière intensive, le télétravail a entaillé une nouvelle fois la frontière entre vie privée et vie professionnelle. « Pendant la période de travail à distance, les mandataires n’arrivaient plus à gérer leur temps. Ils se sont laissés embarquer, d’autant qu’il n’y avait pas la régulation des collègues », reconnaît Jean-Michel Viala, qui prévoit de revenir sur le droit à la déconnexion dans un futur accord sur le travail à distance.