« Vous avez l’obligation morale de faire du plaidoyer. » Voilà le message adressé par France Plaidoyer aux associations et organismes du secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS). Ce cabinet de conseil lancé en 2017 propose depuis 2019 le diplôme « Influence et plaidoyer » à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) à destination d’une dizaine d’étudiants et de quinze professionnels. Un apprentissage clé pour le secteur médico-social, selon son co-directeur, Cyrille Bertin : « Ce sont les associations qui peuvent modifier les prestations de services, parce qu’elles sont les seules à intervenir. »
L’émergence de cette formation s’inscrit dans une transformation de fond de l’approche des acteurs vis-à-vis des pouvoirs publics. En effet, depuis quelques années, le secteur médico-social structure progressivement ses activités d’influence et se professionnalise en la matière. Le dernier bilan de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) montre bien cette montée en puissance. D’après ce rapport, le système de santé et le médico-social sont les domaines ayant recueilli le plus de déclarations en 2019.
Il y a là le fruit d’une « prise de conscience », sous l’impulsion de grands précurseurs du plaidoyer tels que la confédération Oxfam ou Greenpeace, selon Cyrille Bertin. « Beaucoup d’associations subissaient le cadre législatif en partant du principe que leur objet social était de réparer une injustice mais qu’elles n’avaient pas à se mêler de politique. Elle avait un côté un peu dégradant. Aujourd’hui, le tissu associatif a compris qu’il était très en retard par rapport au secteur privé lucratif. »
Mais alors, s’agit-il de « plaidoyer » ou de « lobbying » ? La question divise. « Le plaidoyer a pu commencer à entrer dans le circuit car on ne parlait pas de “lobbying”. Pour moi, il s’agit d’une coquetterie sémantique. Dire qu’on ne fait pas comme le secteur privé lucratif a cependant un peu amélioré les choses. » Pour Prosper Teboul, directeur général d’APF France handicap, qui mène de longue date une activité de plaidoyer sur tout le territoire, les notions de temps et de militantisme différencient les deux pratiques : « Une association ou une organisation qui voudrait construire du plaidoyer du jour au lendemain ne pourra pas le faire. Et un plaidoyer sans militants ne vaut rien. Par contre, à deux personnes, vous pouvez faire du lobbying. » La Fondation des Petits Frères des pauvres dispose, quant à elle, d’un petit pôle dédié au plaidoyer depuis quatre ans. Son objectif : renforcer sa troisième mission sociale consistant à « agir auprès des décideurs publics ». La responsable de ce département, Isabelle Sénécal, préfère elle aussi se détacher de l’image négative véhiculée par les lobbyistes. « Dans le milieu associatif, il s’agit surtout de défendre l’intérêt général et le bien commun. C’est là où se situe la différence », assure-t-elle.
Métier à part entière
Le métier du plaidoyer requiert, dans les grandes lignes, les mêmes compétences que celles des lobbyistes du secteur privé. « Ce n’est pas inné. Cela nécessite de bonnes qualités relationnelles, un peu d’espièglerie, de la curiosité, déclare Cyrille Bertin. Il faut savoir repérer les interlocuteurs pertinents, des alliés et des ennemis potentiels, élaborer un discours percutant et des manières efficaces d’approcher les décideurs politiques. »
« Nous nous adressons à des professionnels, donc il faut être professionnel », confirme Isabelle Sénécal, qui a choisi, il y a trois ans, de suivre une formation pour se perfectionner. « Le plaidoyer ne s’improvise pas. Par exemple, le calendrier parlementaire change beaucoup. On voit aussi toute l’évolution du digital, très utilisé par les politiques. Il faut toujours rester en veille sur l’évolution des techniques, sur ce que font les autres. Il était aussi intéressant pour moi de me confronter aux autres acteurs, également ceux du secteur privé. Même si l’objectif est différent, les parcours législatifs restent les mêmes. » La professionnelle espère même, un jour, voir émerger une « association du plaidoyer associatif », qui permettrait davantage de concertation avec ses pairs. D’autant que les organismes doivent parfois se mesurer à d’importantes campagnes de lobbying menées par des grands groupes privés. Très efficaces, ces opérations disposent souvent de davantage de moyens. Les gestionnaires d’établissements pour personnes âgées ont, par exemple, étoffé ces dernières années leur dispositif en la matière, à mesure que les associations développaient leurs cellules d’influence, en recrutant eux-mêmes des responsables des « affaires publiques ».
Les coalitions peuvent alors s’avérer déterminantes pour pouvoir faire face aux groupes privés. Mais ces rapprochements restent difficiles à mettre en place, d’après Cyrille Bertin, qui voit là l’une des plus grandes faiblesses du monde associatif. En cause, des questions d’« ego », selon lui. « Les directeurs généraux fondateurs des associations ont souvent des difficultés à se mettre en retrait. Ils ont du mal à se ranger derrière la bannière de la cause et à s’effacer. Ils préfèrent plutôt promouvoir leur propre organisation, ce que l’on retrouve finalement assez peu dans le champ industriel. Si le secteur de l’automobile décide de monter une campagne de lobbying, peu importe de savoir si cela vient de Renault ou de PSA. Ce qui les intéresse, c’est de faire évoluer le marché ou la réglementation autour de l’automobile. » En outre, nouer des partenariats demande de l’expertise. « La détection d’acteurs, d’organisations pertinentes pour intégrer la coalition ou la mise en place d’un discours qui puisse correspondre à la préoccupation de tous ses membres sont des choses qu’on va enseigner », déclare-t-il. « Etre dans des collectifs, c’est important et enrichissant. Mais cela prend du temps, de l’énergie, et cela demande un gros travail de structuration et de consensus », reconnaît, pour sa part, Isabelle Sénécal.
Fonds publics et plaidoyer, incompatibles ?
Une autre question qui se pose souvent pour les acteurs du médico-social tient au fait de savoir si percevoir des fonds publics peut biaiser leur activité militante. D’après le directeur général d’APF France handicap, qui gère 550 établissements, il n’en est rien. « La légitimité d’un plaidoyer tient au nombre de personnes qui le portent, le défendent et au maillage national, déclare Prosper Teboul. Je dirai que non seulement il n’y a pas d’incompatibilité, mais que cela représente une réelle force. »
Très active, APF France handicap est aujourd’hui sur tous les fronts. « Nous représentons des milliers de personnes qui peuvent, aussi, à travers nous, s’exprimer sur leur propre avenir. Cette articulation entre le plaidoyer et la gestion, permet justement une coconstruction des politiques publiques. » Prosper Teboul énumère les dossiers dans lesquels son organisation a ainsi réussi à peser sur les décisions gouvernementales : pour l’habitat inclusif des personnes handicapées, d’abord, où elle a été l’un des précurseurs ; pour le projet Seraphin-PH dédié à la réforme des modalités de financement des établissements et services médico-sociaux ; lors de la création des CDD tremplins pour les entreprises adaptées ; ou encore pendant la crise sanitaire. « Personne ne s’est posé la question, là non plus, de notre légitimité. Nous remontons à la fois des informations de nos établissements et de nos services, mais aussi de l’ensemble de notre réseau de personnes en situation de handicap, qui étaient isolées, en rupture de soins. Nous étions une véritable force de proposition et légitime. On a pesé parce que la ministre Sophie Cluzel était totalement ouverte à ce travail de collaboration avec nous, notamment. »
Pour pouvoir mener à bien cette activité de plaidoyer historique, Prosper Teboul l’admet cependant, l’association a dû muscler depuis trois ans sa communication ainsi que sa direction des ressources humaines. L’organisme compterait aujourd’hui quelque 200 000 donateurs. « Ce sont ces ressources-là qui viennent renforcer notre capacité à militer. On ne milite pas avec des fonds publics », explique-t-il. Avant d’ajouter : « Pour que le plaidoyer devienne un véritable levier pour remporter des actions, voire influencer les politiques publiques, d’autres outils, en matière de communication, de gestion et de capacité à expérimenter, s’imposent. »
La Fondation des Petits Frères des pauvres est quant à elle financée à 80 % par la générosité publique. Pour Isabelle Sénécal, « cela permet aussi d’avoir une indépendance, de pouvoir dire les problématiques sans hésiter à les formuler ».
Le plaidoyer permet en outre d’accompagner l’action des associations sur l’ensemble du territoire. APF France handicap est l’une des figures de proue en la matière, avec un important dispositif dans les départements et les régions, pour promouvoir ses messages. Une équipe d’experts spécialisés basée à Paris, réunie au sein d’une direction du plaidoyer, anime ainsi un vaste réseau territorial qui compte quelque 350 salariés à travers la France et « qui travaillent pour porter le plaidoyer sur tous les champs ». Ces derniers accompagnent eux-mêmes, en parallèle, 600 élus APF France handicap chargés de relayer la politique de l’association localement.
A l’instar d’APF France handicap, Isabelle Sénécal perçoit elle aussi les bienfaits de son activité sur les équipes de terrain de la Fondation des Petits Frères des pauvres : « Nous fournissons du contenu à nos collègues qui peuvent l’utiliser pour leurs actions telles que les appels à projets ou quand ils vont rencontrer et échanger avec des élus locaux en charge des personnes âgées par exemple. »
Vers le Haut : La donnée en renfort du plaidoyer
Pour appuyer leur argumentaire militant auprès des décideurs, les associations doivent se reposer sur des données tant quantitatives que qualitatives. Ce besoin a favorisé l’émergence de think tanks – ou cercles de réflexion –, composés de membres aux horizons divers, sur le modèle de ceux développés par le secteur privé. Vers le Haut, est l’un d’entre eux. Cofondé en 2015 par Marc Vannesson, sous l’impulsion de la Fondation Apprentis d’Auteuil, ce think tank se veut un espace de dialogue autour de l’éducation au sens large, alliant les problématiques scolaires à celles de la famille et de la protection de l’enfance. Et ce, en associant des personnes de « différentes sensibilités, des métiers variés », des acteurs de terrain, des experts, des chercheurs, des jeunes et des familles. Vers le Haut compte sept membres fondateurs : les Apprentis d’Auteuil, Bayard, l’Armée du salut, le Collège des Bernardins, les Scouts musulmans de France, SOS Villages d’enfants et Sport dans la ville.
Ex-responsable des études de l’UMP, son délégué général, Marc Vannesson, avait à l’époque « dressé le constat d’une faiblesse du débat public sur les questions éducatives, avec souvent des approches caricaturales ». Aujourd’hui, il revendique un statut apolitique et une posture désintéressée. Ce qui lui permet, entre autres, de promouvoir certaines propositions auprès du cabinet du secrétaire d’Etat chargé de l’enfance et des familles, Adrien Taquet. « Nous ne sommes pas un collectif ou un porte-parole de ces structures », assure Marc Vannesson, Vers le Haut disposant « d’une ligne rédactionnelle autonome, qui ne fait pas valider ses publications par les membres fondateurs. Nous trouvons notre légitimité dans la capacité à faire remonter la parole des acteurs de terrain. »
Et Vers le Haut compte bien se positionner sur les débats qui vont émerger à l’approche de la prochaine élection présidentielle de 2022. Le think tank a lancé, à cet effet et dès 2019, « Les états généraux de l’éducation » réunissant 70 acteurs éducatifs. Cette démarche, qui s’est appuyée sur une tournée régionale, leur a permis d’élaborer une « Charte de l’éducation » et une feuille de route composée de sept « grands défis éducatifs ». L’ensemble des travaux devrait être présenté le 1er juillet prochain à la Maison de la Radio à Paris. « Petite enfance », « soutien à la parentalité » et « accompagnement des jeunes les plus fragiles » figurent parmi les grands thèmes identifiés par le cercle de réflexion.