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Benoît Collombat, journaliste : « Le plein emploi est victime de l’ordolibéralisme »

Journaliste pour la cellule d’investigation de Radio France, Benoît Collombat signe, avec Damien Cuvillier, la BD Le Choix du chômage. De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (éd. Futuropolis, 2021).

Crédit photo Barbara Collombat
Le chômage n’est pas une fatalité. Mais la résultante de choix économiques structurels incarnés par les institutions européennes et les décisions politiques des gouvernements successifs, de droite comme de gauche. Un ordonnancement libéral que ne remettra pas en cause l’actuelle crise liée à la pandémie de Covid-19.

Actualités sociales hebdomadaires : Dans votre dernier ouvrage, vous soulignez que le choix du chômage de masse a été parfaitement assumé…

Benoît Collombat : C’est exact. Mais ces décisions politiques n’ont pas non plus été clairement exposées. Pour les exhumer, il est nécessaire de se replonger dans les archives. Celles du journal Le Matin, aujourd’hui disparu, à l’époque très proche du Parti socialiste, sont particulièrement intéressantes. On y retrouve en particulier les chroniques d’un jeune François Hollande, qui ne fait pas mystère de sa pensée libérale. Tout y est écrit noir sur blanc.

ASH : Nous évoluons désormais dans un espace économique ordolibéral. Dans ce système, l’Etat est assigné à un rôle précis. Comment le définir ?

B. C : Ce point sémantique peut sembler accessoire ou trop technique. Il est, en réalité, central. Ce modèle nous éloigne des modèles ultra-libéraux portés dans les années 1980 par Ronald Reagan ou Margaret Thatcher qui théorisaient l’absence de l’Etat. Cet ordre économique assigne à la puissance publique de servir le marché. Dans ce système, c’est le droit privé qui l’emporte. Cette pensée est le produit du contexte politique des années 1930. A l’époque, des intellectuels engagés dans une bataille idéologique, regroupés autour de Walter Lippmann et de Friedrich Hayek, veulent rénover le libéralisme qui bat son plein dans l’ensemble du monde occidental. Il s’agit de construire des politiques garantissant un environnement favorable aux acteurs économiques. Cette bataille passe par la « fabrication du consentement », relayée par les journalistes, dépeints en « brocanteurs d’idées ». L’ordolibéralisme est une version allemande du néolibéralisme, qui a servi de base à la construction européenne.

ASH : Est-il compatible avec la démocratie ?

B. C : Ce système donne la primauté à l’ordre monétaire. En découle l’ordre social. Il est violent car il formalise le fait que l’Etat n’a plus la main sur la monnaie. Cela sous-entend que la question monétaire doit être confiée à une banque centrale indépendante du gouvernement des nations, qui dirige la politique économique. C’est une idée encore bien vivante aujourd’hui.

ASH : Comment ce basculement s’est-il opéré concrètement ?

B. C : Ce vaste mouvement de tectonique des plaques s’opère, à la fin des années 1970, sous les radars médiatiques. La conséquence, c’est que l’Etat, qui avait la main sur le crédit et les banques au sortir de la Seconde Guerre mondiale, va progressivement démanteler ce système vertueux car générateur de plein emploi. Au tournant des années 1980, privé de ses attributs, l’Etat cesse d’investir dans le système bancaire. C’est au contraire lui qui est investi par les banques et les épargnants, à savoir les plus riches. Et c’est la lutte contre le chômage qui en est victime. Le bref moment de relance keynésienne, qui correspond à l’arrivée de François Mitterrand à l’Elysée, sera de courte durée. Le tournant de la rigueur sera très rapidement pris, accompagné d’un puissant dispositif de communication. Cette politique va être « vendue » à l’opinion publique de manière très positive, pour la formater.

ASH : Le chantage à l’emploi permet-il aussi de maintenir sous le boisseau les revendications salariales et celles portant sur l’amélioration des conditions de travail ?

B. C : Cet ordre social ainsi créé a deux conséquences principales. La première consiste à imposer son caractère inéluctable. C’est le fameux « TINA » pour There Is No Alternative cher aux Anglo-Saxons. La seconde tient à la mise en place d’un rapport de domination permettant de limiter la grogne sociale. Il existe un document aussi éclairant que glaçant : il date d’octobre 1987 et émane de la banque JP Morgan. Le directeur du Trésor français, en déplacement à New York pour rencontrer des investisseurs, vient vendre la politique économique française. L’établissement bancaire américain se réjouit. C’est écrit en toutes lettres dans ce document, que notre pays compte à l’époque un taux de chômage de 11 %. Pourquoi ? Parce que cela permet d’écraser les revendications.

ASH : Votre enquête est aussi une autopsie de la trahison de la gauche gouvernementale…

B. C : Le Parti socialiste, allié aux communistes, se convertit très rapidement au libéralisme. « Le tournant de la rigueur, on l’a pris tout de suite. » Ce sont les propres termes de Jean Peyrelevade, l’ancien conseiller économique de Pierre Mauroy quand il était Premier ministre [et ancien patron du Crédit lyonnais de 1993 à 2003, ndlr]. François Mitterrand, en animal politique, a donné des gages à son électorat dès sa prise de pouvoir. Mais au PS, de nombreuses personnalités, comme Jacques Delors, considèrent que le programme commun est tout à fait irréaliste. Il va s’ensuivre une bataille d’influence autour du chef de l’Etat, dont on connaît les vainqueurs. Ce tournant de la rigueur et l’acceptation du libéralisme vont aussi être adoptés par la gauche au nom de la construction européenne. Le Parti socialiste n’a pas subi ce mouvement. Il en a été un moteur actif.

ASH : Cette pensée ordolibérale joue aussi sur la culpabilité. Elle induit l’idée qu’on récolte ce qu’on mérite. Si les chômeurs peinent à trouver un emploi, c’est de leur faute…

B. C : Une séquence illustre parfaitement ce concept. En 1980, Raymond Barre, alors Premier ministre, est interpellé par des manifestants qui protestent contre la politique de son gouvernement, alors que la barre des 2 millions de chômeurs vient d’être franchie. Sa réaction est sans ambiguïté : au lieu de leur répondre, il leur reproche de ne pas créer leur entreprise. C’est du Macron dans le texte avant l’heure.

La période actuelle, qui commence avec la crise financière de 2008, a fait vaciller les dogmes de l’ordolibéralisme. Peut-elle aboutir à des changements structurels ?

L’histoire n’est jamais écrite. Mais il faut avoir conscience de la très grande plasticité de l’ordolibéralisme, qui est capable de se réformer pour que rien ne change. A la faveur du coronavirus, on a observé un changement profond de discours sur la dette, les investissements gouvernementaux, les services publics. Mais on entend déjà reprendre, alors même que nous sommes toujours dans une situation difficile, la petite musique à laquelle nous avons été habitués durant toutes ces années. La philosophe Barbara Stiegler estime que l’ordolibéralisme joue actuellement sa peau. L’issue de cette guerre idéologique est incertaine mais le rapport de force est largement en faveur des tenants de cette pensée néolibérale.

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