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Psychiatrie : Des patients sur la voix

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La Radio Sans Nom est animée par des personnes atteintes de troubles psychiques. Ici, Mustafa prend la parole à l'antenne. 

Crédit photo : Marta NASCIMENTO
Au centre d’accueil thérapeutique à temps partiel d’Asnières-sur-Seine, en banlieue parisienne, les patients peuvent participer chaque semaine à une émission de radio. Lancée en 2015, la Radio Sans Nom est leur espace de liberté et d’échanges. Une manière d’exister.

« Test-test… » Abdel, la trentaine, chu­chote dans un micro pour vérifier qu’il fonctionne bien. Nous sommes au centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP) d’Asnières-sur-Seine, dans les Hauts-de-Seine. Une structure à mi-chemin entre un hôpital de jour et un centre médico-psychologique, qui accueille une quarantaine de patients en milieu ouvert. Chaque semaine, l’une des salles du centre est transformée en studio de radio. Une dizaine de chaises y sont installées en cercle. Au fond, trône une grande table qui fait office de régie : deux ordinateurs y sont disposés ainsi que plusieurs mixettes destinées à gérer le son, des câbles et un écran de télé. Trois micros circulent aussi parmi les participants, accompagnés de lingettes désinfectantes, signes de la période pandémique. Derrière les manettes, c’est Alfredo Olivera, créateur de La Colifata (« folledingue », en argot argentin), la toute première radio lancée dans un hôpital psychiatrique dans les années 1990, à Buenos Aires (Argentine). Depuis, l’expérience a fait ses preuves internationalement et a pris ses marques en France, où le psychologue s’est installé.

Ici, La Colifata s’appelle Radio Sans Nom depuis 2015. « On a cherché un nom pendant plusieurs semaines, sans trouver. On a donc fini par la baptiser Radio Sans Nom. Elle est sans nom et sans fin ! », explique Eric, l’un des participants, pendant que tout le monde s’installe. Il y a une sorte de rituel dans ce rendez-vous. D’un côté, les participants – patients du CATTP et autres, puisque l’émission est ouverte au public – se retrouvent dans une salle, échangent et préparent café et gourmandises. De l’autre, l’équipe technique du jour branche, installe les micros et teste les jingles. Progressivement, une dizaine de personnes prennent place. Autour du cercle, il n’y a donc pas les patients d’un côté et les soignants de l’autre. Tout le monde est mélangé, de sorte qu’il est impossible de savoir qui est qui. Et c’est bien là l’intérêt de l’opération. « On propose à chacun de participer pour faire place à la similarité. On ne vient pas ici pour caser les personnes suivies dans la norme. C’est à nous, soignants, d’être assez souples pour nous ouvrir à la façon de voir les choses du patient, et peu importe si c’est délirant ou pas ! », précise Alfredo Olivera.

C’est Mustafa, un homme grand et très mince arborant un large sourire, qui lance l’émission. Pour accueillir les auditeurs, il a choisi une chanson d’Alain Souchon : « Je l’écoute quand je suis nostalgique », dit-il. Là-dessus, concentré, il improvise un lancement avant de passer la parole aux autres participants. Marc, Eric, Abdel, Kenny, Laurence, Hortense, Manuela et Marc se présentent. L’émission est retransmise en direct sur Internet, ce qui impose un cadre. Pourtant, la Radio Sans Nom n’a pas défini ce qu’on pourrait appeler une ligne éditoriale et n’impose pas de sujets prédéfinis. « Il y a un deuil à faire d’un produit fini parfait, confie Manuela Horopciuc, psychiatre responsable du CATTP et coanimatrice de l’atelier. L’important, c’est que l’émission soit portée collectivement. Il n’y a pas de thématique imposée, mais de temps en temps un signifiant va remonter, et ça permet de laisser le groupe remonter des situations. »

« Ça m’enlève de la timidité »

L’émission du jour tourne autour du sens et de l’organisation de la Radio Sans Nom. « On parle de tout et de rien, j’aime beaucoup l’ambiance », glisse Laurence, une femme discrète d’une soixantaine d’années. « Ici, c’est de la radio, donc chacun prend le micro. La dernière fois, j’étais “articulateur”. Je passais le micro d’une pièce à une autre », explique fièrement Abdel, passionné de technique, qui a mis en place le plateau du jour. « On parle de choses intéressantes, parfois non », tranche Eric, l’un des patients. « Moi, je ne me pose pas toutes ces questions-là, je viens pour discuter et voir mes camarades », ajoute Kenny, enfoncé dans sa doudoune. D’une semaine à l’autre, les participants changent, mais certains font partie de la Radio Sans Nom depuis plusieurs années. Ils racontent alors des émissions thématiques : une sur l’amour, une autre délocalisée dans un parc et dédiée aux nuages. « Tenir deux heures sur les nuages, c’est une prouesse », commente Eric. « Ce n’est pas rien, je trouve ! On a parlé de tout grâce aux nuages, de la présence… », lui répond Marc, un autre patient.

De son côté, Mustafa a rejoint la Radio Sans Nom depuis quelques semaines seulement. Lui qui confiait au départ avoir « une maladie qui fait que les choses sont dans le désordre » se transforme quand il prend le micro. Sa voix est posée, son propos clair : « Je suis nouveau et j’ai compris ici qu’il y a beaucoup de choses à comprendre. Plus on a le micro, plus on le veut. Ça me permet de dégager tout le stress que j’ai en moi et ça m’enlève de la timidité. Je suis vraiment content d’être là », détaille le chroniqueur du jour. « Pour moi, c’est un exutoire et une belle expérience humaine », ajoute Marc. « L’idée est de se rencontrer, analyse le fondateur, Alfredo Olivera. On ne sait jamais de quoi on va parler, et c’est à partir de ce vide qu’on va construire. On laisse place à toutes les formes d’expression, on travaille à la mise en lien et à garantir l’écoute »

S’il y a rarement des thèmes imposés, il y a des traditions. Chaque rendez-vous radio se termine par un karaoké géant. Debout, ensemble, les participants chantent un morceau choisi par Gérard. L’homme, âgé d’une soixantaine d’années, attend impatiemment ce moment. Preuve en est, comme chaque semaine, il a recopié à la main les paroles de la chanson du jour pour chacun des membres de l’émission. Cette semaine, c’est Alléluia, rêve encore, de Rika Zaraï.

Outil thérapeutique

Micros en mains, patients, soignants et invités partagent alors ce moment de convivialité. « J’aime venir ici parce que les gens sont contents de communiquer ensemble, d’apprendre à se connaître, et le chant permet aussi de nous rassembler et la danse de nous libérer ! », résume Gérard. Justement, bien avant le chant collectif, l’articulation de l’émission est en elle-même une épreuve physique qui mérite analyse, souligne Manuela Horopciuc : « Dans l’incarnation de la parole, une véritable chorégraphie se met en place. Il faut apprendre à surfer là-dessus, laisser parler les gens. Pour moi, au début, il fallait absolument que quelque chose soit dit. Mais non, l’émission de radio, c’est très corporel. » La responsable du centre explique d’ailleurs comment la gestion du temps de parole ou encore la façon d’interrompre quelqu’un qui monopolise le micro sont autant de points très précis qui sont discutés entre les professionnels pour trouver un consensus et ne pas blesser les patients.

A 60 ans, Laurence, habitante d’Asnières et patiente suivie au CATTP pour dépression, participe à l’atelier radio depuis sa création. « Ce qui m’intéressait, c’était de pouvoir dire ce qu’on veut dans un espace de liberté, car on perd l’habitude de s’exprimer. » Au départ, Laurence craignait de prendre le micro et d’écouter sa voix. « Finalement, je trouve que je ne me débrouille pas si mal », sourit celle qui a eu un rôle important pendant le confinement. Car, même à distance, Alfredo Olivera et toute l’équipe ont maintenu le lien, en particulier par téléphone. Laurence intervenait depuis sa ligne fixe. Mieux encore, elle annonçait chaque semaine en direct pendant l’émission le planning de la semaine au CATTP : « C’était plus facile parce que ce n’était pas de l’impro, j’avais tout écrit avant », explique-t-elle modestement.

En effet, d’autres activités sont organisées dans le cadre de la prise en charge du centre. Entre autres, un atelier « journal » et un autre de découverte de pratiques écologiques, où les patients fabriquent eux-mêmes de la lessive et des emballages bio réutilisables pour en faire par la suite la promotion dans leur émission de radio. « Je cherchais un espace où mettre en œuvre l’articulation entre le sanitaire et le champ social. Ce qui m’intéresse dans l’articulation avec l’associatif, c’est que cela redonne un statut de citoyen à des gens qui risqueraient de rester prisonniers du système psychiatrique », argumente Manuela Horopciuc.

Marc est également un des piliers de la Radio Sans Nom. Il participe au journal et apprécie particulièrement le travail d’équipe. Suivi pour dépression depuis bientôt trente ans, l’homme rayonne pendant l’émission, surtout quand il raconte cette session pendant le confinement où ils enregistraient par la fenêtre, en micros suspendus, pour éviter les contacts. Ou encore quand il présente la fresque sonore qu’ils ont inventée. Une initiative qui s’inscrit dans la continuité d’un projet d’arts plastiques du CATTP où chaque participant de la Radio Sans Nom ajoute un mot à une ribambelle d’autres évoquant un tableau, créant ainsi une mélodie sonore. « Ici, on peut tout dire sans être jugé. La radio fait un bien fou, parler de ce qui ne va pas est un luxe. J’ai clairement l’impression d’être un privilégié », conclut Marc, de sa voix radiophonique. Grâce à sa contribution à la Radio Sans Nom, Marc a été invité à Moscou pour participer aux Rencontres mondiales des radios pour la santé mentale. Photos sur la place Rouge, échanges avec des participants du monde entier…

L’intérêt pour les patients souffrants de troubles psychiques n’est plus à démontrer. Pourtant, dans les années 1990, quand Alfredo Olivera, alors étudiant, arrive en tant que bénévole à l’hôpital psychiatrique Borda de Buenos Aires, il découvre un tableau bien sombre : « Il y avait 1 300 patients suivis en moyenne pendant dix ans. Autant dire qu’ils étaient à l’asile. Et qu’ils avaient perdu tout lien social. » Avec d’autres personnes, il forme un groupe dont l’idée-phare est alors de créer une porosité entre l’institution psychiatrique et la ville : La Colifata est née. Ils débutent l’expérience sans aucun moyen en s’installant avec les patients dans un jardin et en leur donnant le champ libre pour parler de tout. La seule règle ? Parler près du micro pour qu’on les entende bien. L’équipe de La Colifata démarche ensuite les radios pour diffuser ses émissions. D’abord réservées, celles-ci ont été séduites par le contenu des débats – « ni pathétique, ni infantilisant », précise Alfredo Olivera. Six mois après son lancement, l’émission est diffusée sur dix chaînes de radio argentines. Aujourd’hui, elle est devenue une véritable chaîne de radio et dispose de son propre canal de diffusion.

L’objectif est toujours le même : développer les projets mixtes avec des participants hospitalisés et des personnes de l’extérieur. Pendant le confinement, La Colifata argentine et sa petite sœur française ont beaucoup échangé, et l’idée d’amener les membres de la Radio Sans Nom du CATTP jusqu’à Buenos Aires n’a pas été abandonnée, mais décalée. « Le média radio est un outil clinique déstigmatisant. La voix fait partie du registre de l’intime, mais l’enregistrer permet de la mettre à distance, et donc aussi la folie », affirme le psychologue. A la Radio Sans Nom, les soignants se retrouvent à la fin de chaque diffusion pour réfléchir sur ce qu’il s’est passé d’un point de vue thérapeutique pendant l’émission. « L’idée est de donner du sens à ce qui a été dit et réalisé et de voir l’évolution de chaque patient », affirme Manuela Horopciuc. La psychiatre est désormais convaincue des bienfaits de la pratique : « La radio permet d’être simultanément dans le présent, de garder une mémoire et d’être dans l’altérité avec l’auditeur. Enregistrer, travailler la voix, écouter… donne une existence à des gens à la vie brisée. » Un rendez-vous fixe, chaque semaine. Et un jour, peut-être, comme sa consœur argentine, la Radio Sans Nom sera elle aussi diffusée sur la bande FM.

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