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Les musulmans sommés de montrer « patte blanche »

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Bruno Michon, sociologue.

Crédit photo DR
Le discours sur le « séparatisme islamiste » du 2 octobre d’Emmanuel Macron pointe à nouveau les Français musulmans et interroge la mise en œuvre des mesures annoncées et leurs effets sur les travailleurs sociaux. Ainsi, quand le Président propose d’étendre l’obligation de neutralité aux « salariés des entreprises délégataires », cela soulève la question du statut des associations de l’intervention sociale, relève le sociologue Bruno Michon.

 

« “Encore ?”, pourrait-on s’écrier après la prise de parole d’Emmanuel Macron vendredi dernier aux Mureaux, dans les Yvelines(1). Encore l’islam, encore la radicalisation, encore le communautarisme, encore… Quel est donc cette fois-ci l’événement qui mérite de remettre sur le tapis le sempiternel triptyque islam-laïcité-quartier ? Rien d’autre que le “séparatisme islamiste”, ce nouvel élément de langage apparu en février 2020 dans un premier discours du président de la République en visite dans le quartier de Bourtzwiller à Mulhouse (Haut-Rhin). Voici donc le Président, ni de droite ni de gauche, sommé de toute part de prendre position sur cette nébuleuse extrêmement polémique, sur ce triangle des Bermudes au cœur duquel nombre se sont égarés. “Des annonces !”, réclamait-on. Des annonces ont été faites, dont, honnêtement, on se serait bien passés.

Que ce soit dans l’accompagnement quotidien ou par la médiatisation ad nauseam d’événements, le travail social se trouve au cœur du sujet. Le discours du président de la République ajoute une nouvelle pierre à l’édifice de la “reconquête républicaine”, et il est légitime de s’interroger sur ses effets sur le travail social.

Revenons donc en quelques mots sur l’objet et les propositions du discours des Mureaux. Sobrement intitulé La République en actes : discours du président de la République sur le thème de la lutte contre les séparatismes, Emmanuel Macron rappelle d’entrée de jeu que “le problème n’est pas la laïcité. […] Le problème, c’est le séparatisme islamiste”. Il conviendrait donc de lutter contre ceux qui, au nom de l’islam, endossent des valeurs contraires à celles de la République et se coupent de cette dernière en déscolarisant leurs enfants ou en développant des pratiques sportives ou culturelles “communautarisées”. Pour lui, ces pratiques mettent en péril le modèle français du “vivre-ensemble” et peuvent mener à la radicalisation violente. Il convient donc de les combattre.

Le reste du discours énonce donc une liste de mesures qui ne sont rien d’autre qu’une reprise en main de la République sur l’éducation, sur les cultes et… sur le monde associatif.

Voilà bientôt quinze ans que je travaille en tant que sociologue des religions et de la laïcité sur ce sujet. Quinze ans que j’accompagne et que je forme des professionnels et des personnes accompagnées. Et quinze ans que l’on me traite d’“islamo-gauchiste” ou, plus rarement, de “laïcard”. La polarisation de la société française sur ces questions est telle qu’une parole est toujours suspecte de manipulation, de parti pris politique… Les questions et les critiques qui vont suivre ne cherchent pas à minimiser le problème, mais simplement à le resituer dans son contexte social et à appréhender les effets de tels discours sur la réalité de terrain des professionnels de l’intervention sociale.

Il existe, sur un certain nombre de territoires, des mouvements fondamentalistes musulmans qui interrogent directement les valeurs constitutives du vivre-ensemble en France et en particulier l’égalité entre les femmes et les hommes. Et oui, il est nécessaire d’agir. Sur le reste, il me semble que les mesures proposées vendredi dernier posent des questions cruciales à notre démocratie, à la laïcité et in fine au travail social.

 

Une migration sémantique du champ sécuritaire vers le champ social

La première question est celle de l’élargissement du champ de l’antiterrorisme vers celui de la radicalisation puis, aujourd’hui, du séparatisme islamiste. De nombreux articles se sont attachés à décrire la migration sémantique et pratique, depuis les années 1990, du champ sécuritaire de l’antiterrorisme vers le champ social et éducatif de la radicalisation(2). Afin de prévenir le problème le plus en amont possible de l’acte violent, les politiques publiques de lutte et de prévention de la radicalisation se sont concentrées sur des actes, des discours et des postures de plus en plus éloignés de l’acte violent. On se souvient par exemple des fameux indicateurs de basculement diffusés par le ministère de l’Intérieur et faisant passer n’importe quel musulman pratiquant pour un individu en voie de radicalisation. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) épingle ainsi cette évolution dans un rapport du 18 mai 2017 : “La CNCDH s’inquiète des dérives de ce qui pourrait s’apparenter à une police de la pensée. Par ailleurs, elle tient également à souligner qu’il n’est pas possible de contraindre une personne à changer d’opinion”(3).

 

« Police de la pensée »

Les nouvelles mesures exposées par le président de la République ajoutent une nouvelle couche, peut-être plus préoccupante encore à cette “police de la pensée”. Le fondamentalisme, tant qu’il ne prône pas la violence et n’enfreint aucune loi de la République, qu’il soit musulman, catholique, protestant, juif, marxiste, athée, est, jusqu’à nouvel ordre, une opinion protégée par les lois de la République. Le soupçon que le discours et les mesures évoquées fait peser sur tous les citoyens musulmans tenus de montrer “patte blanche” à la République interroge fortement le respect de l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme : “Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.”

La deuxième question qui se pose est celle de la laïcité. Emmanuel Macron rappelle à juste titre que la laïcité, “c’est la liberté de croire ou de ne pas croire” et “la neutralité de l’Etat”. Dès lors, on peut se demander de quel droit la République demande aux imams de défendre les valeurs de la République. Bien sûr, on comprend l’idée et on comprend l’intérêt pour les mosquées de proposer aux citoyens français de confession musulmane des prêches en français. Mais il s’agit là d’une entorse extrêmement forte du principe de neutralité du service public. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une première. On peut toutefois se demander pourquoi ceux qui se revendiquent le plus souvent de la laïcité sont aussi ceux qui la malmènent le plus.

La troisième question porte sur les effets de ces mesures sur le travail social. Ces quelques lignes ne me permettront pas de présenter exhaustivement les difficultés rencontrées par les professionnels sommés de participer, d’une manière ou d’une autre, au repérage, à la prévention ou à l’accompagnement de personnes radicalisées(4). Ce que le discours du président de la République ajoute de nouveau est cette proposition d’étendre l’obligation de neutralité aux “salariés des entreprises délégataires”. Cette mesure interroge, car elle nous plonge au cœur d’une question centrale pour les associations de l’intervention sociale : celle de leur statut. En effet, la jurisprudence a d’ores et déjà reconnu l’élargissement du devoir de neutralité aux entreprises exerçant une mission de service public (caisses d’allocations familiales, Pôle emploi…). Sans rentrer dans des détails juridiques complexes, les associations du secteur social et médico-social ne sont pas concernées par ces jurisprudences dans la mesure où elles n’exercent pas une mission de service public. Pourquoi alors en parler ? Depuis l’affaire Baby-loup(5), un certain nombre de personnalités demandent régulièrement d’étendre le principe de neutralité aux associations accueillant du public. S’il s’agit là de ce que le Président propose, cela constituerait un tournant fondamental pour le secteur et une remise en cause du droit du travail privé, caractérisé, rappelons-le, par la liberté de conviction du salarié. Ce tournant mériterait a minima une consultation.

La loi ne sera présentée qu’en décembre. Toutefois, quelle que soit la manière dont ces mesures seront opérationnalisées, la question centrale devrait être “qui ?”. Qui va déterminer qu’une association contrevient aux lois de la République, sur quels critères ? Qui va déterminer qu’une famille peut proposer l’enseignement à domicile ? Qui ? Des maires soucieux de montrer à leurs électeurs qu’ils “agissent” ? Des préfets préférant éviter de prendre des risques ? Des conseils départementaux dépassés ? Des travailleurs sociaux pris dans la contradiction entre la confiance nécessaire à l’accompagnement et le soupçon généralisé ?

Le climat actuel est tel, la suspicion à ce point généralisée, les agents de la République tellement peu formés, que le risque est grand de voir l’arbitraire devenir le maître mot de la mise en œuvre de ces mesures.


 

Notes

(1) Le texte du discours sur : https://bit.ly/3jz4RG6.

(2) Signalons entre autres : F. Ragazzi – « Vers un“multiculturalisme policier” ? La lutte contre la radicalisation en France, aux Pays Bas et au Royaume-Uni » – Les études du Ceri, n° 206, 2014.

(3) https://bit.ly/33wRFvP, p. 26.

(4) Sur ce sujet, voir notamment : L. Clariana – La laïcité à l’épreuve des identités. Enjeux professionnels et pédagogiques dans le champ éducatif et social – Sous la direction de M. Boucher – Ed. L’Harmattan, 2017 ; D. Puaud – Le spectre de la radicalisation. L’administration sociale en temps de menace terroriste – Presses de l’EHESP, 2018 ; B. Michon – « L’intervention sociale face à l’impératif sécuritaire. Système de défiance et colonisation du monde vécu » – Pensée plurielle n° 51, 2020.

(5) Une salariée d’une crèche, établissement privé, qui avait été licenciée pour faute grave en raison du port d’un foulard islamique.

Contact : bruno.michon@eseis-afris.eu

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