Pour l’heure, il est impossible de tirer des leçons de ce que nous venons de vivre. Les sondages montrent des réponses très positives des télétravailleurs, mais c’est au regard de la situation inédite dans laquelle nous étions et où le télétravail était vécu comme une protection par rapport à l’extérieur, dangereux et anxiogène. Télétravailler, c’était comme travailler dans un cocon. Il faut faire la part des choses entre le fait de se sentir chez soi à l’abri d’un virus et celui de découvrir une autre manière de travailler. Le télétravail a aussi posé beaucoup de problèmes à des salariés. Mais, là encore, ceux-ci étaient liés à un contexte extraordinaire où ces salariés devaient en même temps faire l’école à distance à leurs enfants, leur faire à manger… Ce n’étaient pas des conditions normales de travail.
Quels sont les avantages et les limites du télétravail ?
Tout dépend de ses modalités. Je ne vois rien à redire s’il est choisi, un à deux jours par semaine, et non subi. Cela limite la fatigue causée par les transports, qui peuvent être très fatigants et très longs. Il évite également de travailler au sein des open spaces, qui se sont multipliés et dont on connaît les désagréments pour les salariés en matière de bruit, de regard des autres, de présence de la hiérarchie, d’absence de lieux privatifs – certains parlent même d’odeurs… Dans ce cas, le télétravail peut faciliter la concentration, une plus grande autonomie dans ses horaires et son organisation. Mais la limite est qu’il ne change pas la nature du travail, qui reste totalement enkystée dans un lien de subordination. Il ne faut pas oublier qu’avant la pandémie, de très fortes préoccupations surplombaient le monde du travail : burn-out, bore-out, risques psychosociaux, mal-être… Le travail tel qu’il est organisé pose un nombre important de contraintes pouvant être source de conflits éthiques. Il reste très largement dominé par des procédures, des protocoles, des méthodologies imposées et très contrôlées, des objectifs très détaillés et exigeants, sujets d’évaluations permanentes qui ne tiennent pas compte de l’expérience, des compétences, des qualités, de l’engagement moral des salariés, ni d’aucune négociation sur la nature des missions et les moyens pour y parvenir. Cette réalité ne change pas avec le travail à distance. Des risques existent.
Quels sont ces risques ?
Il n’y a pas de collectif à côté pour demander conseil, comparer les manières de faire, profiter de l’expérience des uns ou des autres, vérifier que l’on est bien dans les clous. On n’a pas non plus le collectif pour minimiser le poids de l’angoisse, la peur de ne pas y arriver, le sentiment de solitude… On ne peut pas partager. Ce qui peut parfois engendrer une impression d’abandon, une dévalorisation en cas de difficultés. Le salarié se sent responsable de ses échecs, c’est déjà un mécanisme à l’œuvre dans le management actuel d’individualisation de chacun à son travail. Il y a également un sentiment de déréalisation pouvant conduire à une perte de sens. On ne sait plus pour qui et pour quoi on travaille. Le travail n’est plus un élément de coopération avec d’autres et pour d’autres. On perd de vue la fonction essentielle commune du travail, qui est sa dimension sociale, contributive à la société. Lorsqu’on est tout seul face à un logiciel, cette finalité risque d’être dévoyée. Enfin, la capacité de contestation et de sens critique par les instances représentatives du personnel et les syndicats peut difficilement s’exercer, au risque de disparaître. Les réunions virtuelles via Skype ou Zoom sont très formalistes, la prise de parole y est moins spontanée et il est difficile d’y manifester un désaccord ou une incompréhension. Elles ne remplacent pas la réelle et indispensable présence du groupe.
Visioconférence, téléphone, mail… Ces outils peuvent-ils se développer dans le travail social et médico-social, où la relation est centrale ?
C’est difficile de répondre sur ces professions précises, mais j’ai beaucoup discuté avec des collègues enseignants à l’issue du confinement. Ils sont dans un état de mal-être extrêmement important car ils ont l’impression de ne plus rien maîtriser des appréhensions et des réactions de leurs étudiants. Ils se déchirent avec leurs collègues, chacun ayant sa manière de faire. Les règles du métier ne résistent pas à ces nouvelles formes de travail, et ils sont épuisés par le degré de concentration qu’exige l’enseignement à distance, pour une efficacité moindre selon eux. Là aussi, il y a une perte de sens qui peut mettre en difficulté certains étudiants. L’idée d’une pérennisation de ce modèle de travail est très préoccupante. Nous sommes avant tout des êtres sociaux. On a besoin de contacts avec les autres, d’échanges, même non verbaux. C’est pareil pour les travailleurs sociaux ou les psys, avec le télétravail, ils perdraient tout ce qui fait l’essence humaine. Ce serait dramatique. Quelques jours avant le concours d’HEC, qui s’est déroulé par Internet cette année, un fichage a été mis en place chez les candidats pour contrôler leur environnement afin de s’assurer qu’ils ne puissent pas tricher. Ce monde-là me fait peur. Il renvoie à une image fictionnelle des enjeux sociaux. Au contraire, il faut recréer le lien, le faciliter et laisser place à l’intelligence collective. Celle-ci ne peut pas être mobilisée dans un cadre virtuel.
La culture française est-elle propice au développement du télétravail ? Avant confinement, les employeurs y étaient majoritairement opposés…
Comparativement à d’autres pays, les employeurs français n’ont pas confiance en leurs salariés, entre autres pour des raisons historiques de lutte des classes. D’où l’idée issue du taylorisme de les contrôler. Mais dans l’idéologie managériale mise en place il y a une quinzaine d’années, on demande aux salariés de sortir de leur zone de confort, de montrer qu’ils sont les meilleurs… Le pari sous-jacent est qu’ils seront un jour le relais de l’exigence de leurs directions. C’est le principe des « entreprises libérées » où un leader définit des objectifs et des followers – les salariés y sont appelés ainsi – se mettent la pression pour les atteindre. Par souci d’économies, les hiérarchies intermédiaires sont supprimées. Avec le travail à distance, c’est pareil : le salarié se met la pression tout seul, et il y a davantage de gains puisqu’on supprime aussi des mètres carrés de bureaux à louer. Je crains que cela n’aggrave la souffrance au travail, sauf si des espaces de coworking se développent. Le management est une quête incessante pour asseoir son emprise sur les salariés de la façon la moins coûteuse. Or le travail est d’abord un moyen pour sortir de soi et rencontrer les autres. C’est la vie. La privation des autres, c’est la prison.