ASH : Vous adressez une lettre ouverte à l’association Départements de France et à l’ensemble des présidentes et présidents de département. Quels sont vos constats ?
Marie-Reine Tillon : Depuis longtemps, on constate – et on dénonce – une réelle iniquité entre certains départements qui tarifient les services d’aide à domicile des personnes âgées ou en situation de handicap, et d’autres qui ne le font pas, contrairement à leurs obligations. Auparavant, dix départements ne tarifaient pas les services. Aujourd’hui, ils sont 25 ! Ces départements hors-la-loi doivent assumer leurs compétences.
Leurs désengagements induisent un reste à charge pour les familles qui peut les conduire à renoncer à leurs droits ou à glisser vers une extrême précarité. Les structures, elles, sont dans un marasme le plus total. Lorsque les neuf fédérations du domicile se sont retrouvées en juillet 2023 à Matignon, le constat était unanime : environ 25 % de nos services à domicile sont en extrême difficulté. Nous avions estimé le fonds d’urgence pour remettre à flot les services à 1,4 milliard d’euros. Seuls 100 millions ont été financés pour les Ehpad (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes) et les services à domicile.
En quoi ces départements ne respectent-ils pas la loi ?
La loi de 2002, rénovant l’action sociale et médico-sociale, a inclus, pour la première fois, les services à domicile dans le secteur médico-social. Les services d’aide et d’accompagnement sont alors passés sous l’autorité financière des départements. Qui ont endossé la responsabilité des autorisations, du contrôle et de la tarification des services. La loi était très claire – et elle a été rappelée à plusieurs reprises par le Conseil d’Etat : la tarification horaire devait prendre en compte le coût de revient du service.
Ce coût de revient est en moyenne de 32 €, quels que soient les territoires. Les 25 départements en question versent le tarif plancher à l’usager (instauré en 2022, ndlr) qui est de 23 € par heure. Mais ils ne s’embarrassent pas pour contrôler les services et les budgets des structures qui peuvent facturer bien au-delà de ces 32 €. C’est une mauvaise gestion, un abandon de leur compétence et des personnes accompagnées.
Les départements sont-ils les seuls responsables de cette situation ?
Non. Les départements sont dans une situation où ils doivent faire le tri avec un nombre incroyable de services de toutes sortes. Et cela en raison de deux lois successives. En 2005, la loi Borloo a favorisé le développement des services à la personne, faisant cohabiter les services médico-sociaux, relevant de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et de la prestation de compensation du handicap (PCH), et les services de confort, ménage ou jardinage par exemple, dédiés à tous. Les premiers étaient autorisés, les seconds devaient demander un agrément à la préfecture. Les deux n’avaient pas les mêmes prérogatives ni les mêmes publics. Or la loi d’adaptation de la société au vieillissement (AVS), en 2015, a basculé les services agréés en services autorisés. Ce qui conduit aujourd’hui les départements à faire une sélection dans un méli-mélo de structures. Les départements qui jouent le jeu utilisent la notion « d’habilitation à l’aide sociale ». On se retrouve donc avec les services autorisés et les services autorisés habilités à l’aide sociale. Ce qui est totalement illisible. L’Etat devra revenir sur ces dispositions.
Le contenu de la lettre ouverte
Elle est adressée à François Sauvadet, président de Départements de France, et Olivier Richefou, président du groupe de travail « grand âge » de Départements de France, Mesdames, Messieurs les Présidents de Conseil départemental.
« Paris, le 06 novembre 2023.
Mesdames, Messieurs les Présidents,
Alors que les Assises Nationales des départements de France s’ouvriront le 8 novembre à Strasbourg, et face à l’urgence de considérer avec dignité nos séniors et les personnes en situation de handicap, nous vous alertons publiquement des dysfonctionnements structurels de la gestion des politiques de l’accompagnement à Domicile par les départements.
Par la force de la loi, il revient aux départements de coordonner l’action sociale qui concerne l’aide et l’accompagnement à domicile des personnes âgées en perte d’autonomie, des personnes en situation de handicap et des familles en difficulté. Nous avons désormais plus de 20 ans de recul depuis la loi de 2002. A l’heure du bilan, force est de constater que la situation est très problématique, voire catastrophique dans certains territoires. Faute d’implication politique assumée, trop de départements fuient leurs responsabilités et n’appliquent tout simplement pas le droit. La Constitution est censée garantir l’égalité des Français devant les prestations sociales. Or, trop de départements s’en affranchissent, laissant de nombreux Français dans l’impasse.
Nous appelons solennellement l’Assemblée des Départements de France à se mobiliser pour que les départements qui ne respectent pas la loi régularisent leur situation dans les plus brefs délais. Aujourd’hui, une quinzaine de départements refusent de pratiquer la tarification des services et une dizaine se désengagent. D’autres encore refusent de financer les salaires des intervenantes à domicile comme la loi les y oblige. Concrètement, cela conduit à deux conséquences inacceptables au pays des Droits de l’Homme :
- Dans presque 1 département sur 4, les Français vont devoir faire face à un reste à charge important, les conduisant souvent à renoncer à leurs droits et à sur-solliciter leurs proches qui glissent progressivement vers des situations de précarité extrême.
- Dans presque 1 département sur 4, les structures d’accompagnement qui pratiquent la tarification sont en situation de très grande fragilité économique puisque les financements ne couvrent pas le coût des prestations. Or, sans structure d’accompagnement économiquement saine, aucun accompagnement pérenne n’est possible.
Le programme des Assises nationales des départements de France prévoit de consacrer un atelier à l’attractivité des métiers du social. Ce sujet est évidemment essentiel et porté de longue date par UNA et ses 636 structures adhérentes partout en France. Mais aujourd’hui, l’urgence est clairement de remobiliser les départements mauvais élèves pour qu’ils assument pleinement le pilotage de la politique de l’accompagnement à domicile et qu’ils se remettent en conformité avec la loi. En garantissant l’égalité d’accès aux services et le financement des structures, les départements permettraient aux professionnels de consacrer une partie de leur énergie à améliorer l’attractivité des métiers de l’accompagnement plutôt que de s’épuiser pour tenter de survivre.
Certes des départements sont vertueux et travaillent à améliorer l’offre auprès des publics fragiles en développant et maintenant des services sains économiquement, mais cela n’excuse en rien le fait qu’il soit toléré que de plus en plus de départements ne voient les services que comme des charges budgétaires. Il est inacceptable qu’il existe en France des départements où il ne fait pas bon vieillir ou être en situation de handicap, ou l’on ne vieillit pas à domicile mais on y survit.
Bien sûr, UNA est et restera un interlocuteur constructif et disponible pour les départements, mais la situation n’est aujourd’hui plus tenable et le système d’accompagnement à domicile est au bord de l’effondrement. Nous savons pouvoir compter sur Départements de France pour remobiliser les territoires autour d’un enjeu de société majeur, la considération apportée à nos séniors et à toute personne en situation de fragilité.
En vous remerciant de l’attention que vous porterez à cette lettre ouverte, nous vous prions d’agréer, Mesdames et Messieurs les Présidents, l’expression de notre sincère considération.
Marie-Reine Tillon
Présidente UNA »