Avoir le choix. Ne plus se contenter des miettes que le quotidien parisien – n’ayant d’inclusif que le nom – leur a laissé après l’annonce du handicap de leur fille Andréa. Permettre à toutes les familles pareillement « extraordinaires » de disposer de ce pouvoir discrétionnaire, y compris dans un temps parfois abandonné depuis des lustres, celui des vacances. En s’installant au cœur de ce pays de terres grasses et de marais, Elodie et Louis ont non seulement opté pour un mode de vie plus adapté aux contraintes de la maladie neurodégénérative de leur aînée, mais ils ont aussi récupéré la faculté de décider. Et d’offrir à d’autres cette même liberté.
Cousus main
Nichés non loin de la côte d’Opale, dans la commune rurale de La Madelaine-sous-Montreuil (Pas-de-Calais), Les Bobos à la ferme proposent ainsi, depuis 2019, un pôle de répit en milieu ordinaire pour les aidants et leurs aidés. Un havre entouré d’herbes folles et de volailles en plein air, où chacun a sa place. Que l’on soit valide ou non. A travers les quatre gîtes labellisés « Tourisme et handicaps », la salle Snoezelen ou l’espace handibalnéo, ces séjours sont cousus main pour épouser les envies et les besoins de chacun. « Nous voulions privilégier le beau », explique Elodie D’Andréa, à l’origine de ce tiers lieu agréé PMR (personnes à mobilité réduite) et en grande partie bâti pierre à pierre par son conjoint, Louis Dransart. « D’habitude, dès que tu entres dans le monde du handicap, on considère que tu peux te contenter d’un truc moche avec des préfabriqués. » Ce sera donc meubles design, palette de couleurs raffinées et pièces de créateurs en guise de pied-de-nez esthétique.
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Les uns y sont à la recherche d’une bulle de calme, quand d’autres, au contraire, espèrent une parenthèse revigorante. « A leur arrivée ici, j’ai vu des femmes porter leur mari pour sortir de la voiture et littéralement s’écrouler. Une fois installées, certaines mères dorment non-stop pendant deux jours parce que leur corps lâche. Il est si difficile de s’autoriser à prendre soin de soi. Il y a tant de freins financiers, de culpabilité, de manque de disponibilité… Mais, surtout, la condition sine qua non pour accéder au véritable repos, c’est de proposer un accompagnement aux proches en situation de handicap. »
Une petite parenthèse
Des services de relayage exercés par des professionnels – éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs, aides médico-psychologiques – et élaborés en amont des séjours à partir d’un cahier des charges personnalisé garantissent aux parents, époux ou fratries ces pauses salvatrices. La présence, pour quelques heures ou pour toute une journée, de ces travailleurs sociaux rend tout à coup possible une échappée belle hors de la sphère familiale. Elle représente parfois juste une épaule rassurante pour mieux profiter des activités tous ensemble.
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« Aussi importante soit-elle, cette notion de répit ne devrait être que la cerise sur le gâteau », reconnaît Louis Dransart, notamment chargé de la recherche de financements. Un travail de Sisyphe révélateur, selon lui, des carences des politiques publiques en matière d’accessibilité. « Or il n’y a rien pour accueillir les parents aidants avec enfants handicapés. Certaines familles se retrouvent en exclusion complète. Les injustices sont partout : accès aux crèches, à l’école, aux loisirs… Plus le handicap est lourd, plus c’est compliqué. Il n’y a ni pognon, ni volonté de les intégrer aux structures de droit commun classiques. En revanche, à défaut de vouloir nous inclure, on nous concède un peu de répit… C’est limite humiliant. »
Une énergie viscérale
A l’heure du déjeuner, le couple retrouve Andréa chez eux, dans la bâtisse principale du site, rénovée par leurs soins. Bois clair, coussins moelleux, un bon feu de cheminée et une atmosphère aussi enveloppante que le regard d’Elodie lorsqu’elle voit apparaître la petite fille de 8 ans accompagnée de son infirmier. De grands yeux veloutés encadrés d’un halo auburn, qui vous fixent sans vous lâcher. Une silhouette menue, allongée dans un fauteuil-coque, qui nécessite une présence et des soins constants. Tout en racontant les errements du parcours médico-social et administratif de leur enfant, la jeune femme tout à la fois maman, aidante et cofondatrice du projet câline Andréa avec toute la douceur du monde.
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« Je suis rassurée de l’avoir à la maison. Elle est trop fragile pour aller en établissement, notamment en raison des sous-effectifs. C’est un miracle qu’elle soit encore là. Chaque anniversaire qu’on fête, on est scotchés. Elle nous fait des coups du phœnix, elle est incroyable. » Cette force, cette pulsion de vie est le poumon des Bobos à la ferme. Une énergie viscérale qui cimente l’équipe, lui rappelle jour après jour pourquoi elle ne compte pas ses heures. Anne-Sophie Montbobier, conseillère en parentalité différente au sein du pôle « parents aidants » de l’association, connaît dans sa chair cette porosité entre le monde du travail et l’intime. Salariée depuis mars 2022, elle a trouvé ici une manière de valoriser ses expériences personnelles, de se professionnaliser en partant de son parcours heurté.
Les "invisibles"
A 37 ans, cette maman solo de deux enfants est atteinte d’une maladie neuro-musculaire génétique, dont son fils est également porteur. L’adolescent est par ailleurs autiste. Un double handicap qui fait de la jeune femme une aidante, mais aussi une personne aidée. Sans compter avec le lymphome malin qui l’a fauchée il y a près de vingt ans, alors que sa fille venait de naître. Chimiothérapie, chambres stériles, fatigabilité, Anne-Sophie évoque ses combats sous la lumière bleutée de la salle Snoezelen. « Mon parcours et celui de Lucas ont été marqués par des rencontres, des sensibilités. En postulant ici, je me suis dit que peut-être moi aussi je pourrais être cette main tendue pour d’autres. » Lors de ses permanences, elle oriente les parents déboussolés ou esseulés vers les partenaires présents sur le territoire. Et les écoute. Beaucoup. « Ce n’est pas un énième rendez-vous pour de la paperasse. Ils ont besoin de parler, de boire un café, de poser des mots parfois difficiles. Etre pair aidante permet de créer très vite une relation de confiance. »
Dans quelques mois, cet accueil se fera dans le nouveau bâtiment en train de sortir de terre de l’autre côté de la route. Le chantier prévoit notamment des bureaux, une terrasse, un espace dédié aux loisirs des plus jeunes, une salle de change avec lève-personne mural et charriot douche, une cafétéria, un institut du « prendre soin » ou encore une ressourcerie. Cette annexe des Bobos à la ferme ambitionne de devenir une véritable maison des aidants pour s’informer, s’amuser ou se faire masser. « Il est parfois difficile d’oser exprimer sa souffrance quand on est aidant », reconnaît Alain Kostek, kiné et thérapeute lors des séjours organisés pour les enfants de 7 à 11 ans. « Ces jeunes se sentent coupés de leurs émotions. Certains ne se projettent pas, une fois adulte, loin du frère ou de la sœur en situation de handicap. On les appelle les “invisibles”. En participant à ces colos, ils parviennent petit à petit à apaiser leur colère. »
Bouillonnant d'idées
L’originalité des « Bobos » tient aussi du brassage de ses hôtes : familles dont les enfants en situation de handicap sont à domicile à plein temps, faute de solutions ; parents ne sachant pas quoi faire lorsque l’établissement de leur proche est fermé une dizaine de semaines par an, vacanciers lambda venus profiter des charmes du littoral… « Des lieux comme le nôtre, il devrait y en avoir un peu partout », estime Louis, qui reconnaît avoir eu besoin, lui aussi, de rencontrer des pairs pour s’adapter à la parentalité différente. « Les gens doivent pouvoir poser leurs valises, se sentir appartenir à quelque chose, sans jugement ou conseils paternalistes, un peu comme les groupes d’entraide mutuelle. » Agacé par l’inertie des pouvoirs publics mais bouillonnant d’idées, cet ancien salarié d’une structure médico-sociale rêve d’un véritable dispositif pour aider à cheminer dans les méandres du handicap – « un peu à l’image des 1 000 premiers jours ».
Elodie revient du bourg avec Ysée et Abel, ses cadets, dont l’école maternelle vient de rouvrir après plusieurs semaines sous les eaux. Des voisins sinistrés logent d’ailleurs en ce moment dans l’un des gîtes des Dransart, en attendant la décrue. Chez les « Bobos », la solidarité est un art de vivre. Et un acte militant. « Nous sommes les seuls à systématiquement chercher les financements pour ceux qui séjournent chez nous, parce que le premier répit est administratif. »
Paroles de pros
« Après quinze ans en établissement, je suis devenue indépendante, et je ne le regrette pas. Je ressens une plus grande liberté d’écoute et d’action. Les parents ont la possibilité de se mettre en pause, de dire les choses. En tant que professionnelle, je m’inscris dans leur quotidien. Je peux travailler en partenariat et les aider à comprendre certaines situations. La prise en compte, globale, se fait au niveau de toute la famille. »
Caroline Facon, éducatrice spécialisée et relayeuse
Paroles d’usagers
« J’ai vécu seule avec le handicap de ma fille pendant tant d’années… Aujourd’hui, je sais que je peux appeler l’association et qu’ensemble on trouvera une solution. J’avais aussi besoin de me tester, de savoir si j’étais encore apte à déléguer ma confiance et à confier ma fille à d’autres personnes pour prendre un peu de répit. On a trop tendance à s’oublier, à vivre pour l’autre en étant fusionnel. »
Principales ressources des Bobos à la ferme
- L’agence régionale de santé (ARS) des Hauts-de-France participe au financement du lieu, sur la base du fonds d’intervention régional (FIR).
- L’Agence nationale pour les chèques-vacances (ANCV) finance le pôle « séjours de répit ».
- La caisse d’allocations familiales (CAF) s’implique sur le pôle « parents aidants » (Espace parentalité handicap et Halte-répit parental).
- Entre cinq et sept fondations privées. L’une va financer du mobilier, une autre le futur bâtiment du pôle « parents aidants », une troisième la salle de balnéothérapie.
Principaux problèmes
- La complexité du financement. Une vingtaine de financeurs divers, avec une pérennité faible. Une activité chronophage, parce qu’il faut écrire, budgéter et convaincre, sans jamais savoir si ce sera reconduit d’une année sur l’autre.
- Un statut « hors des clous ». L’association se place en dehors du cadre du « droit au répit » : un accueil de 120 jours par an, prévu uniquement en établissement. Avantage : pas besoin de notification de la MDPH. Inconvénient : le manque de financement.
Les clés pour monter son lieu de répit, par Elodie
1. Se battre pour que l’Etat reconnaisse et finance les lieux de répit en milieu ordinaire. Tant que le répit sera territorialisé, les porteurs de projets, aussi motivés et compétents soient-ils, se heurteront toujours au plafond de verre de la législation.
2. Faire attention aux frontières, très poreuses, entre le professionnel et le personnel. La relation est à la fois associative et commerciale, contrairement à un établissement médico-social. Sensibilité et empathie sont requises, sans être dupe de la difficulté.
3. Savoir passer par la fenêtre quand on te ferme la porte. Ne jamais rien lâcher, même sans avoir les compétences en amont pour apprendre un discours, des éléments de langage, ou pour comprendre comment les politiques publiques fonctionnent.