La tiédeur, l’entre-deux, très peu pour elle. Tout ce que Christelle Evita entreprend, cette quadragénaire aux allures d’éternelle adolescente le fait à fond. A corps perdu même. Car derrière ce « jusqu’auboutisme », cette énergie qui déborde au détour d’un rire franc, il y a une légère fêlure. Celle d’une ancienne gamine de Villiers-le-Bel (Val-d’Oise), confrontée aux préjugés et aux déterminismes, qui se félicite d’être « sortie de la nasse ». Aidante de sa maman octogénaire, perdue dans les brumes d’une maladie neuro-dégénérative, elle est devenue au fil des épreuves une véritable influenceuse en la matière. A la fois porte-parole et « avocate » – son verbe haut aurait pu la mener dans les prétoires – des salariés confrontés comme elle à la vulnérabilité d’un proche et dont la vie professionnelle est trop souvent sacrifiée.
Ex-working girl
Il y a quelques années encore, Christelle Evita gravissait à pas de géant les échelons de son entreprise, une major de l’énergie, fière de son statut de « cadre à haut potentiel ». Elle dévorait les obstacles pour mieux les surmonter et bossait comme une acharnée par pur plaisir. « J’étais une carriériste. Noël, jour de l’an, vacances, jours fériés, rien n’avait d’importance. J’avais un attachement limite amoureux pour mon travail. » Jusqu’au jour où tout bascule. L’état de sa mère se détériore, l’aidance prend de plus en plus de place. Christelle la working girl, la surdouée, l’experte en communication de crise se prend une énorme gifle. Une « trahison » dont elle ne s’est pas vraiment remise.
« Je ne demandais que quelques ajustements en termes d’organisation, au moment de l’entrée en Ehpad, mais en gros, ma manageuse m’a dit : “Ta vie personnelle, on s’en fiche. D’accord, tu as ta mère en fin de vie, mais il y a quelqu’un dans l’équipe qui a un cancer, c’est plus grave, alors ça va bien !” Là, il était temps de siffler la fin de la récré. Quand j’ai compris que mon employeur ne respectait pas cette expérience de vie, il y a un truc en moi de démotivation totale qui a lâché. » L’employée surinvestie reste à son poste, mais terminé les heures supplémentaires systématiques ou les nuits blanches pour achever un projet. La jeune femme prend surtout conscience de l’ampleur du phénomène – environ 4,5 millions d’aidants ont une activité professionnelle – et de sa non-reconnaissance par le monde de l’entreprise.
Une injustice « crasse »
Estomaquée par ce qu’elle estime être une injustice « crasse », n’ayant personne pour en parler, Christelle Evita décide de partager son expérience sur LinkedIn. Très vite, elle reçoit de nombreux témoignages émanant d’enfants, de conjoints ou de parents aidants, tous confrontés aux mêmes obstacles. Le naturel revenant au galop, la pro de la com’ ne tarde pas à donner des conseils pratiques, à mettre les uns et les autres en relation, à haranguer les réseaux sociaux pour sortir ce statut d’aidant de l’invisibilité. « J’ai écrit tout ce que j’avais mal vécu et ça a eu de l’écho, ce qui m’a encouragé à continuer. J’ai essayé par mes propos de normaliser ce que l’on me faisait passer pour quelque chose d’exceptionnel. » Une envie de porter la voix de tous ceux qui connaissent les mêmes méandres de l’aidance. Y compris des collègues de son entreprise. « Souvent, les gens cachent leur situation parce qu’ils ne veulent pas être blacklistés. Moi, j’ai voulu dire ce que les autres n’osaient pas. »
Son succès grandissant sur la toile l’incite à poursuivre cette nouvelle « carrière » parallèle. Par goût de l’expérimentation, un rien d’inconscience et un indéniable esprit frondeur, elle se lance avec fougue dans la réalisation de podcasts(1), sans avoir peur du « vite fait, mal fait ». Armée de son téléphone portable, elle enregistre des billets d’humeur ou des pistes très pragmatiques pour aiguiller ceux qui ne sauraient pas quoi faire pour changer de poste, anticiper les démarches ou gérer une brouille familiale. Un point sensible chez Christelle Evita, qui a connu une période de fortes tensions avec sa sœur cadette. Toutes deux ont d’ailleurs eu recours à un médiateur pour ne pas laisser les troubles maternels totalement disloquer leurs liens.
Se sentir utile et transformer les choses
Sur les ondes, sa faconde et son énergie cartonnent. Entre temps, elle glane des anecdotes par-ci, par-là, dont les traits d’humour d’une maman en train de perdre ses repères, et écrit un ouvrage en trois mois – Devenir le parent de son parent. Ou presque. Tranches de vie d’une aidante familiale – lauréat du prix Enedis (son employeur, ce qui est plutôt cocasse). Autant de défis que la jeune femme envisage comme des moyens de « retrouver du pouvoir, de la puissance, pour me sentir utile et transformatrice de quelque chose ». On ne se refait pas, lorsque la vie professionnelle est en berne, cette femme de tête a besoin de se réaliser autrement. De peser. Mais cette fois, dans une perspective plus altruiste. Il y aura ensuite des interventions et des webinaires en partenariat avec le collectif Je t’aide, de la sensibilisation en entreprises et bientôt des modules de formation en distanciel. Sa future cible : les managers. Pour déminer les préjugés, comme lorsqu’elle a écrit quelques années plus tôt sa pièce de théâtre Mais je ne suis pas noire. A l’époque déjà, dans le Val-d’Oise, elle n’acceptait pas les assignations. Qu’elles soient identitaires ou de genre.
Retrouver de la puissance. C’est pratiquement une litanie chez Christelle Evita. Une envie profonde de reprendre la main après de longues années à porter son parent à bout de bras. Les nuits sans sommeil lorsqu’il faut rassurer par téléphone, les départs intempestifs pour récupérer Clémentine, cette maman tant aimée, qui ne retrouve plus son chemin dans une ville qu’elle connaît pourtant par cœur. Et puis, le manque de temps ne serait-ce que pour aller voir un médecin, la vie sociale qui se réduit comme peau de chagrin, le frigo vide… Etre aidant, c’est aussi s’oublier. Ne plus vivre que pour son aidé. « On a envie que cette situation disparaisse, mais paradoxalement elle prend toute la place. »
Se définir soi-même comme un aidant, accepter d’endosser ce rôle, relève d’un processus long. Il épouse les étapes accidentées de la lente disparition d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, ou apparentée. Ou bien celle des différentes phases du deuil. Il y a d’abord une forme de déni : « J’étais dans un état de sidération, je croyais qu’elle pourrait rester chez elle. » Puis de colère : « Je me suis vue être violente, avoir envie de la secouer, parfois même physiquement. » Suivi d’une forme de désespoir : « Emotionnellement, je pleurais tout le temps, je m’énervais pour le moindre truc. » Et enfin, d’acceptation : « J’ai aujourd’hui une relation apaisée avec ma mère. J’essaye de préparer son départ. »
Alors que l’Ehpad a longtemps représenté un repoussoir, une solution trop culpabilisante pour ses deux filles, Christelle Evita y voit désormais une véritable planche de salut. Le seul endroit où sa maman est en sécurité. « Au début, j’étais extrêmement agressive avec les soignantes. Mais au bout d’un an, je suis allée m’excuser. Nous, les familles, nous croyons toujours savoir mieux, mais ce n’est pas vrai, parce que nous ne sommes là que quelques heures par semaine. Au-delà des gestes techniques, du nursing, les aides-soignantes ont une réelle compétence de gestion relationnelle et émotionnelle des résidents et de la famille. Je leur tire mon chapeau ! »
Toutes ces années d’aidance ont changé la jeune femme. Elle a gardé sa faconde, sa capacité à dégoupiller les situations de crise – son ADN professionnel – mais elle estime avoir désormais une analyse plus fine des inégalités de genre. « L’aidance m’a enseigné des injustices profondes, cachées dans les interstices. La plupart du temps, ce sont des femmes issues de quartiers populaires ou de la campagne, si en plus elles sont non blanches… C’est le cas de beaucoup de soignantes aussi, en tous cas en banlieue parisienne et je me dis, comment font-elles avec leurs parents, moi qui ai déjà du mal à payer l’Ehpad. Ça m’a reconnecté, comme si j’avais rebranché la prise de terre. »
Aujourd’hui « sereine »
Christelle Evita a aussi appris à moduler ses emportements. Face aux administrations, elle assume d’être « une warrior, une furie, une walkyrie », parce c’est « la seule posture qui marche » si l’on souhaite faire avancer un dossier ou une demande de prestations sociales. Mais face à la perte progressive de cette maman, autrefois « cheffe de la tribu » et « colonne vertébrale » de la famille, elle se dit « sereine ». Bien plus que lorsque toute son existence tournait autour de la seule réussite. Aujourd’hui, elle pense doucement au départ de sa mère. Pas encore à la vie « d’après ». Elle apprend à accepter cette mémoire qui s’efface, ce regard qui se trouble, ces liens qui s’effritent. Il paraît que cela s’appelle le « deuil blanc ».
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Notes
(1) « Battants : le podcast de tous les aidants » et « Au secours mes parents vieillissent ! Podcast pour proches aidant.e.s ».