Il est un peu moins de dix-sept heures ce vendredi quand une vingtaine de personnes passent dans le calme le portail de Brigitte Lips, à Calais. Sur cette grande route, sa maison située en sortie de la ville est devenue un endroit bien connu des personnes exilées qui survivent sur les campements alentours.
« J’ai commencé à ouvrir ma porte il y a environ quinze ans, entame la retraitée en remontant la porte automatique de son garage. Et depuis, j’ouvre tous les jours sauf le week-end pendant quelques heures. Ici, les garçons peuvent recharger leurs téléphones, prendre le pain qu’on me donne à la boulangerie ou boire un thé que je prépare avant leur arrivée ». A soixante-six ans, les différents campements, Brigitte les a bien connus. Et avec l’expulsion de la jungle en 2016, le bidonville où vivaient quelques dix mille personnes à moins d’un kilomètre de chez elle, « les campements se sont éclatés tout partout aux abords de la ville, alors qu’à l’époque ils avaient de l’eau et de l’électricité ».
Son garage, elle l’a d’abord ouvert pour cela : charger les téléphones. Comme le Refugee Info Bus, Brigitte Lips s’est rendue compte de la nécessité pour les personnes en transit à Calais d’avoir toujours de la batterie avec eux pour communiquer avec leurs amis, leurs familles, les associations ou encore les secours. Sur un pan entier de l’établi, elle a confectionné une armoire de multiprises, capable de charger en même temps plus d’une vingtaine de téléphones portables et de batteries externes. Les câbles s’emmêlent, mais Brigitte est organisée.
A chaque personne, elle donne lorsqu’elle branche un téléphone un coupon avec marqué le jour et un numéro, pour le récupérer plus tard. « La facture d’éléctricité ? Ce n’est pas un problème, on fait ça pour aider, c’est important de le faire » dit-elle. Parfois même, elle opère des distributions clandestines sur les lieux de vie, « l’autre jour, je suis allée apporter de pain, de la farine, de l’huile et de la harissa, mais pas au bout de la rue car il y a toujours des CRS postés là ». La rue du campement en question est citée dans l’arrêté préfectoral anti-distributions alimentaires en vigueur à Calais, elle pourrait risquer 135€ d’amende si elle se fait voir par les forces de l’ordre.
Les Soudanais présents à Calais sont pour la plupart musulmans, alors pour eux le ramadan a commencé il y a quelques jours. Brigitte fait en sorte de continuer à leur donner des « douceurs », comme elle les appellent, pour la rupture du jeûne. La boulangerie à laquelle la Calaisienne est fidèle au quotidien lui offre, depuis plusieurs années, ce qui lui reste sur les bras. Même le boucher, son voisin, lui donne parfois du poulet ou de la viande. « Souvent, ils me demandent si la viande est halal, et bien entendu elle l’est, ça leur fait vraiment plaisir de voir que leur foi est respectée par les gens qui les aident ». Dans un panier au fond du garage, une petite dizaine de pains complets ou aux céréales attendent là d’être récupérés, « ils me donnent même des gâteaux parfois à la boulangerie, alors d’habitude je les pose directement ici. Vendredi ils m’en ont donné cinq, alors pour le ramadan je les ai découpés et mis dans des petites barquettes individuelles que les gens peuvent emmener quand ils partent de chez moi ».
Cette période de ramadan, Brigitte qui est catholique pratiquante la vit également comme un moment important, « il y a quelques années, j’avais fait une lessive pour plusieurs Afghans qui n’habitaient pas loin, j’avais donc, suspendues dans le jardin, quinze djellabas qui séchaient » rit-elle. Fut un temps, des associations de récupération alimentaire de Lille lui fournissaient même de la nourriture, « un jour, je suis revenue avec trois cent yaourts à distribuer et plein de fruits, alors j’ai préparé plusieurs grands chaudrons de salade de fruit ! ». Depuis, cette association a cessé ses activités mais Brigitte continue de cuisiner de temps en temps.
Après plus d’une heure de charge, Douali récupère son matériel. Un téléphone et une imposante batterie portable de 30 000 milliampères par heure. Il sourit et remercie plusieurs fois Brigitte, « merci Mamie, vraiment merci ». Avec cette batterie, il peut utiliser pendant plusieurs jours son téléphone sur le campement sans avoir à le recharger. Brigitte sait l’importance de ces batteries alors souvent, elle en prête à ceux qui n’en ont pas. Dehors, appuyés à sa voiture, Gasbarka, Kacha et Metri s’allument une cigarette. Les trois Erythréens sont à Calais depuis plusieurs mois et viennent chaque jour ou presque chez Brigitte, qui ouvre sa porte trois fois par jour, « elle est vraiment gentille » dit l’un d’eux, « et tous les gens de Calais ne sont pas aussi gentils qu’elle ».
Car à Calais, la présence d’exilés depuis de nombreuses années divise. La voisine de Brigitte, sans rien dire, a d’ailleurs construit un mur de béton qui longe son jardin sur plusieurs dizaines de mètres. Pour ne pas les voir. Dans un café voisin, à l’automne, plusieurs habitants du quartier la critiquaient vivement, allant même jusqu’à soupçonner qu’elle monnaye ses services. Mais Brigitte s’en moque, du jugement et des mauvaises langues, « ce que je fais, je le fais uniquement pour aider, et rien d’autre ». Il est presque dix neuf heures, les derniers portables sont récupérés par leurs propriétaires. Quand elle referme la porte de son garage, sa journée n’est pas terminée, « je suis fermée ce week end, mais il est l’heure d’aller chercher du pain que je distribuerai demain ». Elle est comme ça, Brigitte, elle ne s’arrête jamais. Son engagement, discret, est la chose qui lui prend le plus clair de son temps.