Le 4 mars dernier, le collège directeur de la Ciivise demandait, dans un rapport intermédiaire, sa prolongation jusqu’en octobre 2026, soit un an après le terme prévu. Il soulignait également la nécessité d’arbitrer de manière rapide la mise en œuvre de 16 recommandations. L'ex-directrice de l’association Docteurs Bru, Nathalie Mathieu, qui a coprésidé l’instance avec le juge Edouard Durand, estime qu’il faut désormais agir.
ASH : Le rapport de la Ciivise demande de prioriser 16 recommandations, cela vous paraît-il pertinent ?
Nathalie Mathieu : Je ne sais pas comment l’interpréter. On en a formulé 82. Le nouveau rapport en propose 16 qui doivent faire l’objet d’un arbitrage interministériel. Mais beaucoup d'autres auraient dû faire l’objet d’un arbitrage interministériel ! J’aurais préféré que ce choix d’en sélectionner 16 soit motivé. Un plan en plusieurs étapes aurait pu être élaboré : ces recommandations en priorité, puis celles-ci en deuxième ligne, etc. Ce choix laisse l’impression qu’on en enterre 66.
Faut-il prolonger la Ciivise, comme le réclame son collège directeur ?
Pour y faire quoi ? De nouvelles propositions ? Il y en a suffisamment. Mettre un terme à l’instance telle qu’elle existe, c’est forcément très frustrant pour les personnes en place qui ont envie de réaliser des choses concrètes. Mais dès le départ, le travail avait été fait. L’objectif de cette seconde Ciivise, c’était la mise en œuvre des recommandations. Or celle-ci ne peut pas venir d’une instance nationale installée à Paris. Il faut que ces recommandations essaiment, de manière beaucoup plus transversale. Et ce n’est pas une commission qui peut mener ce travail.
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Certes, on peut toujours aller plus loin, auditionner des experts, organiser des voyages d’études. Mais il y a aujourd’hui urgence à agir. Il faut lancer des expérimentations sur le territoire, et les évaluer avant de passer à une plus grande échelle. Mais contrairement à un pays comme le Canada, nous n’avons pas la culture de l’évaluation en France. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, de continuer à avancer sur le terrain.
Qu’est-ce qui a changé depuis 2023 ?
C’est toute la question. Certains sujets vont dans le bon sens : enfin, l’Education nationale va mettre en place, à partir de septembre 2025, son programme d'éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité. Mais peu de choses ont vraiment changé, depuis novembre 2023 : on ne constate pas plus de signalements, des mères sont toujours accusées d’aliénation parentale. Et il y a toujours cette idée, dans la société, que les violences sexuelles, si elles existent, demeurent marginales. Pourtant, elles renvoient à une réalité très concrète que personne ne veut voir.
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Comment expliquez-vous cette situation ?
Il manque une volonté politique forte. Sans cela, quelle que soit l’instance ou la personne qui la dirige, rien ne peut évoluer. Le plus dur, une fois le travail de recommandations réalisé, c’est de changer les pratiques professionnelles et les mentalités, et de les accompagner. Celles des travailleurs sociaux mais aussi des magistrats, des enseignants, des médecins, etc. Tous les professionnels doivent interroger les personnes qu’ils accompagnent pour savoir si elles ont vécu des violences sexuelles ou non. Qu’il s’agisse d’enfants comme d’adultes. C’est fondamental quand on sait les conséquences de ces actes, qu’elles soient sociales ou liées à la santé somatique ou psychique. Or combien de médecins posent la question en consultation ? Combien d’éducateurs s’interrogent face à une tentative de suicide d’un enfant de l’ASE ? Ce changement des mentalités est un travail de longue haleine mais il est fondamental.
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A quoi, dans ces conditions, aura servi la Ciivise ?
C’est toujours très frustrant de dire que ce travail a été mené pour rien. Je ne dirai pas cela… Il n’y a jamais eu un tel état des lieux et un travail de recueil de témoignages à ce niveau. Ensuite, rendre les recommandations effectives sur le terrain, c’est toujours plus compliqué s’il n’y a pas de volonté politique forte de les mettre en œuvre. Elle existait, pourtant, à l’origine. Mais elle s’est dégonflée au moment de transformer la bonne idée en application concrète. Comme si on n’allait pas au bout. A l’image de bien des domaines, notamment en protection de l’enfance : on produit des rapports, mais on a beaucoup de mal à les mettre en œuvre.
Désormais, il serait censé que la haut-commissaire à l’enfance, Sarah El Haïry, se charge de l’application de ces recommandations, dans le cadre d’une politique interministérielle. Mais on ne connaît ni les moyens d’action dont elle disposera, ni le pouvoir qu’elle aura sur les différents ministres.
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De quelle manière les missions de la Ciivise pourraient-elles se prolonger désormais ?
Le rapport propose plusieurs schémas de rattachement : celui de la Mildeca [Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives], avec des délégués sur le terrain, peut être une piste intéressante. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il faut continuer à entendre les victimes. Elles ont toujours parlé : des associations existent depuis longtemps pour recueillir leur parole et les aider. Mais la Ciivise, en plus d’être une instance officielle qui les écoute, a porté leurs paroles au niveau de la société. Grâce aux réunions publiques, aux témoignages reçus, aux journalistes qui ont relayé le discours sur la place publique et politique, elle a fait passer les violences sexuelles de la sphère privée à la sphère publique.
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