Ouf. Ou presque. La secrétaire d’Etat à l’enfance Charlotte Caubel a annoncé que la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) ne serait pas fermée comme prévu. L’instance devrait même voir ses missions élargies avec une "nouvelle feuille de route", peut-être dès ce lundi 20 novembre lors du comité interministériel à l'enfance réuni par la Première ministre Elisabeth Borne.
En attendant, dans cet entretien aux ASH, Nathalie Mathieu, co-présidente de la Ciivise et directrice générale de l'association Docteurs Bru, revient sur l'importance de donner un espace à la parole aux victimes, face au déni qui imprégne l'ensemble de la société. Et rappelle les pistes possibles pour lutter contre le "phénomène massif " que représente les violences faites aux enfants.
Depuis sa création, la Ciivise a recueilli 30000 témoignages. En quoi leur mise en lumière est-elle importante ?
Nathalie Mathieu : Même si je tiens à rappeler la mobilisation des associations qui se sont toujours battues pour porter la voix des victimes, c’est la première fois qu'un gouvernement décide de mettre en place une commission spécifiquement dédiée à la question des violences sexuelles faites aux enfants. Offrir un espace de parole de cette nature et de cette ampleur au niveau national constitue un mouvement inédit. D’autant que nous n’avions peut-être pas conscience nous-mêmes à quel point ces victimes avaient besoin que leur parole dépasse la sphère intime ou associative pour être entendues officiellement par une instance publique.
Ce mouvement massif de témoignages ne permet-il pas aussi de lutter contre le déni qui touche aussi bien le grand public que les professionnels ?
Il faut bien comprendre qu’entendre de telles révélations est aussi effrayant qu’insupportable pour chacun d’entre nous, professionnels compris. Le premier réflexe est donc souvent de minimiser, pour éviter de conscientiser le fait qu'un adulte puisse agresser un enfant. C’est une façon de se protéger contre l’innommable.
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Par ailleurs, la peur qu’a l’enfant de parler, à la fois parce qu’il a conscience du bouleversement que cela va entraîner et parce qu’il n’ose pas « trahir » un secret qui lui a été imposé par son agresseur, est contagieuse : c'est ce qu'on appelle la contamination émotionnelle du déni. Toutes les personnes en contact avec cette situation vont se mettre en position de ne pas voir, de la famille jusqu’aux institutions scolaire, sanitaire, du handicap ou de la protection de l'enfance. Sans compter que c’est encore plus difficile quand on connaît les parents, parce que l'image sociale vient se superposer à celle de l’agresseur. Le déni imprègne la société entière. Il s’agit toujours du même processus : une vague médiatique de révélations surgit (le livre la Familia grande, le film Les Chatouilles etc…) mais on finit par refermer le couvercle, parce que la société préfère continuer à penser que c'est marginal, plutôt qu’un phénomène massif.
Avez-vous tiré des enseignements de ces témoignages ?
Nous n’avons jamais eu l'intention d'avoir un usage utilitaire de ces témoignages. Mais c'est vrai qu'ils nous ont beaucoup aidé à penser le mécanisme d’agression, les dynamiques aussi bien familiales que sociétales, les failles dans les dispositifs.
C'est une chose de comprendre ce qu’est un tableau clinique sur le plan théorique, mais c’en est une autre d'entendre les personnes concernées raconter ce qu’elles ont vécu, parfois encore en larmes des années plus tard. On se rend compte à quel point ce traumatisme impacte l’ensemble des aspects de leur vie pendant des années -avec notamment des problèmes de santé, de troubles somatiques, alimentaires, d’addiction…- surtout s'il n’y a pas une prise en charge adaptée.
Parmi les 82 préconisations de la Ciivise, sur lesquelles vous semble-t-il particulièrement important d’insister ?
La première chose est d'offrir un parcours de soins spécialisés à l'ensemble des victimes. C’est vraiment une question de solidarité nationale : la société a une dette envers ces enfants agressés devenus adultes et les enfants d'aujourd'hui. Car pour que les personnes puissent se soigner, il faut un nombre de praticiens plus importants, formés spécifiquement au psycho-trauma et bien répartis sur l’ensemble du territoire. Enfin, il est nécessaire de prévoir une prise en charge financière parce que seules les victimes ayant les moyens de se payer ce type de soins y accède aujourd’hui.
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Un autre point important est celui du repérage. Il doit être efficient parce qu’avant même de réfléchir à la mise en place d’un dispositif adapté, si on ne repère pas les violences, il ne se passera rien. Les professionnels ont vraiment une carte à jouer, notamment par le biais du questionnement systématique. Il y a trop de situations où l'enfant-ou l’adulte qu’il est devenu-, arrive devant des professionnels qui ne posent jamais cette question. Or, vraiment beaucoup de victimes nous ont confirmé qu’elles n’avaient pas abordé le sujet d'elles-mêmes, mais qu’elles auraient révélé les faits si on les avait interrogées précisément.
Même si l'enfant ne répond pas la première fois, il sait qu'il aura la possibilité à un moment donné de parler à un adulte en capacité d'entendre. C’est vrai pour tous les lieux que fréquente l'enfant : à l’hôpital au moment où une mineure va subir une IVG, ou après une tentative de suicide par exemple. En protection de l'enfance, puisqu’on sait que la possibilité qu'un enfant soit agressée sexuellement est un phénomène massif, ce devrait être une des premières questions au cours de l'évaluation de sa situation.
Le rapport préconise également des améliorations sur le plan judiciaire…
En matière de justice, on a effectivement d'énormes progrès à faire. D’abord concernant la rapidité, car trop de victimes restent sans réponse ni nouvelle des années après leur dépôt de plainte. Ensuite, pour se mettre à hauteur d'enfant. On oublie trop souvent que les victimes de psycho trauma ne réagissent pas exactement comme les autres et qu’on doit porter une attention particulière à ce psycho trauma au cours de la procédure judiciaire.
De plus, il faut s’interroger sur la question de la preuve dans des faits d’abus sexuels. Sans témoin ou à moins que l'agresseur n’avoue de lui-même, quelles preuves une personne qui a vécu une agression dans son enfance peut-elle apporter si ce n'est ses mots ? Le problème est qu’il y a toujours une suspicion autour la parole de l'enfant. Il faut faire en sorte que cette parole prenne une place plus importante dans la procédure, et qu'on n’ait pas forcément besoin de je ne sais quel fait matériel pour prouver la culpabilité. Présenter un tableau psycho traumatique devrait par exemple être une preuve de violence sexuelle subie. Sinon on continuera à se trouver face à des agresseurs ne sont pas ne poursuivis et encore moins condamnés.