Spécialiste de la délinquance, Véronique Le Goaziou a mené, de 2020 à 2022, un travail d'enquête sur la violence dans les quartiers de Marseille pour le compte de l’association de prévention spécialisée Groupe Addap13. Le rapport d'étude, Violences dans les quartiers. La prévention spécialisée face aux phénomènes violents dans ses territoires d’intervention : constats et enjeux, est paru en novembre 2022. Ses conclusions sont toujours actuelles.
Assiste-t-on à un rajeunissement des auteurs de violence ?
Les forces de l’ordre le disent. Mais c’est difficile à démontrer. Et je n’ai pas connaissance de statistiques montrant l’évolution des âges des personnes condamnées. L’hypothèse n’en est pas moins recevable, notamment en ce qui concerne la violence en lien avec des trafics qui ont changé de nature ces dernières années.
On a commencé, en France, à signaler l’usage et le trafic de drogues à partir de la fin des années 1970-1980. Les jeunes ne se contentaient pas de consommer. Ils se livraient à des petits trafics restés longtemps artisanaux, à l’échelle d’une rue ou d’un quartier. Aujourd’hui, ces trafics ont cru de façon exponentielle. Il ne s’agit plus d’activités pour arrondir les fins de mois, mais d’une intégration à des réseaux – qui constituent des entreprises – adossés à un marché, très concurrentiel, qui affiche des chiffres d’affaires mirobolants. Les conflits de clientèle et de territoire y sont légion et les règles de plus en plus rudes.
Comment l’emprise des réseaux impacte-t-elle les jeunes ?
Ils ont pris une place dans la vie ordinaire, comme un élément constitutif de la vie du quartier. Les jeunes en ont le spectacle tous les jours, en bas de chez eux, sur le chemin de l’école… Et si, pour la majorité d’entre eux, ils ne sont pas pris dedans, ils cohabitent avec ces réseaux dont l’emprise est de plus en plus forte. Et ce ne sont pas seulement les forces de l’ordre qui le disent, mais aussi les professionnels, éducateurs et animateurs de centres sociaux.
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Sur certains points de deal, on voit des minots âgés de 8-9 ans. Ça commence par un service, une pièce pour aller chercher une canette, puis une deuxième. Un jeune un peu fragile, en situation de précarité, peut se faire happer très facilement. Attiré par la consommation, l’argent, les belles voitures, la virilité, la puissance, le pouvoir, il passe entre les mailles des filets de socialisation ordinaire – l’école, la famille, etc. Certains « se font » endetter, au nom d’une dette virtuelle. D’autres s’endettent, pour un logement, pour manger, et dealent pour rembourser. C’est un monde dur, qui ne fait pas de cadeaux. Et qui profite du durcissement des conditions socio-économiques.
Comment mener un travail éducatif dans ces circonstances ?
Les éducateurs essayent de garder le lien mais ce n’est pas évident… De plus en plus, les membres des réseaux de trafic sont des jeunes extérieurs au quartier. Ce qui rend plus difficile encore le travail éducatif. Face à ces réalités, certains insistent et cherchent à entrer en lien avec ces jeunes au cœur des réseaux. D’autres, y compris en prévention spécialisée, croulent sous le sentiment d’impuissance et considèrent qu’il faut orienter le travail vers les plus jeunes.
A quel moment cesse-t-on d’intervenir, en termes de pratiques et de posture ? C’est une réelle controverse qui anime aujourd’hui la communauté éducative. Les réponses dépendent souvent des directions et de l’encadrement. Certaines vont inciter les équipes à se préserver, surtout lorsqu’elles sont peu étoffées. D’autres, de manière plus offensive, encourageront à se poster auprès des jeunes les plus durs.
Dans les faits, on observe cette évolution des publics cibles…
Il y a une demande des autorités de tutelle de s’adresser à des publics plus jeunes. Au début de la prévention, on ciblait les 15-25 ans, puis les 13-21 ans. Certaines collectivités et professionnels se disent aujourd’hui que si on veut faire de la prévention, il faut travailler auprès des jeunes en âge scolaire, les préados, les 9-11 ans. Le débat n’en est pas pour autant tranché. Et certaines structures interviennent auprès des deux publics. Mais c’est une tendance.
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Et on voit aussi un déplacement de l’intervention vers d’autres types de publics : des jeunes du quartier plus réceptifs, des mineurs non accompagnés mais aussi des jeunes radicalisés autour desquels on arrive quand même à mettre en place une sorte de filet social, de « reroutage ». Que mettre en place d’un point de vue éducatif avec ceux pris dans les trafics ? Aller vers les plus jeunes pour faire de la prévention n’est pas dénué de fondements.
On laisse alors la police agir auprès des plus âgés ?
On ne lui laisse rien, mais elle prend la place. C’est l’autre relais après le relais éducatif. La prévention spécialisée, à ses origines, devait intervenir dans les points chauds. Mais il y a point chaud et point chaud. S’il est rare que les professionnels soient agressés, leur propre rapport à la violence, indépendamment de la question de savoir si celle-ci a augmenté, a évolué : on supportait davantage avant. Chez l’éducateur de prévention, il y avait cette idée “même pas peur, même pas mal”. Aujourd’hui, la profession, qui s’est largement féminisée, ne veut plus supporter certaines choses – ce n’est pas pour rien que les institutions du travail social ont mis en place des formations à la gestion de la violence. De la même manière, certains éducateurs ne veulent plus s’épuiser auprès des jeunes avec lesquels le lien est compliqué à instaurer.
L’éducateur de prévention spécialisée a-t-il encore sa place auprès de ces jeunes ?
Ce n’est pas certain. Ces jeunes sous la main des réseaux ne sont pas nombreux mais ils peuvent être violents et choquants. Les réponses à apporter ne sont pas évidentes.
On peut envisager un travail socioéducatif auprès de ceux qui consomment aussi les produits qu’ils vendent. Beaucoup d’équipes de prévention ont intégré des soignants, en santé mentale ou somatique. On s’aperçoit que des jeunes qui consomment depuis des années relèvent autant du soin que de l’éducatif.
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Ces réponses sont d’autant plus difficiles à apporter que la prévention spécialisée est dépendante des politiques publiques. Or, on met autant en place des couvre-feux de mineurs que des équipes de prévention. Celles-ci, pourtant, ont sacrément évolué. Elles arrivent à tenir un savant équilibre entre l’intervention auprès des publics et l’écoute des préoccupations des tutelles. Aujourd’hui, on a les lois, le dispositif mais on a beau glaner des postes à droite à gauche, on manque de professionnels sur le terrain.
Quelle est la responsabilité des réseaux sociaux dans ces violences ?
Ils ne créent rien. Mais ils sont un formidable facilitateur. Grâce aux réseaux sociaux, on peut recruter à l’autre bout de la France, très rapidement. Ils véhiculent également la « politique RH » du réseau, par la diffusion de films sur les punitions, sur la répression. Ils permettent de regarder et d’être regardé. C’est le tribunal du quartier. Et on est souvent spectateur ou auditeur de contenus à caractère violent.
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Surtout, les réseaux sociaux créent un « truc » où on ne respire jamais, où l’on n’est jamais en paix. Ils captent l’énergie, le temps, l’espace. Les éducateurs le disent : les jeunes sont tout le temps sous pression. Ils peinent à trouver des espaces de protection où se retrouver avec soi-même. Et pour les professionnels, il est plus difficile de trouver des moments de calme pour enclencher une discussion. Tout ça crée des tensions, de l’énervement, des montées émotionnelles plus fréquentes et plus rapides.