Recroquevillé sur sa chaise, Shone, 15 ans, avale distraitement ses céréales. Tout en gardant les yeux rivés sur son téléphone portable, il échange quelques mots avec Thierry Trontin qui, comme chaque jour, s’enquiert de sa nuit. Ce matin toutefois, l’éducateur semble vouloir s’attarder avec le jeune homme, profitant d’un moment d’accalmie avant le retour de Maxime, 16 ans, de Yanis, 17 ans, et de Timothé, bientôt 18 ans, les trois autres pensionnaires de cette bâtisse typique d’Auvergne. « En ce moment, le rythme est plutôt apaisé, on est en confiance. Mais ça peut basculer d’un moment à l’autre, surtout lorsque le groupe est présent en même temps », se méfie le fondateur de La Croix des Quatre Chemins.
Depuis sa création en octobre 2018, ce lieu de vie posé à flanc de montagne à Celles-sur-Durolle (Puy-de-Dôme) accueille à tour de rôle des adolescents en grande difficulté. Certains y atterrissent à la suite de passages à l’acte violents, d’autres y sont envoyés après une hospitalisation. Leur point commun ? Avoir mis en échec les placements traditionnels et épuisé les professionnels qui ont tenté de les aider. « Ce sont les fameux “incasables” dont la protection de l’enfance ne sait pas quoi faire, détaille Natacha Aubry, psychologue clinicienne et cogérante du lieu. Ici, à part s’ils ont commis des faits gravissimes qui relèvent de la justice, ils sont les bienvenus. »
Avant de jeter son dévolu sur cette ancienne auberge tenue par une famille du cru bien ancrée dans la région, dont l’achat et les travaux ont été rendus possibles grâce à une donation privée, Thierry Trontin a d’abord envisagé l’organisation de séjours de rupture à l’étranger. « Pour avoir pas mal bourlingué durant mon adolescence, je voulais proposer des voyages comme outils éducatifs, à l’instar de ceux que j’ai organisés en Mongolie, au Maroc ou encore en Laponie(1) dans un ancien foyer d’adolescents où j’ai exercé. Mais la mise en œuvre s’est révélée beaucoup plus complexe qu’espérée. Si bien qu’à la place je me suis mis en tête de trouver un lieu qui, s’il ne permet pas de franchir les frontières, offre tout de même à ces jeunes aux histoires de vie parfois très lourdes la possibilité de poser leurs bagages et de suturer leurs plaies ouvertes », se console Thierry Trontin.
Semer des graines
Pour que le dépaysement soit complet, l’éducateur avait posé deux impératifs : que la maison soit suffisamment éloignée géographiquement d’un centre urbain pour mettre de la distance avec les réseaux familiers des jeunes accueillis. Mais aussi qu’elle soit plongée en pleine nature, pour qu’elle soit « propice à l’errance sédentaire », renchérit cet amoureux des sommets et du grand air. Sans compter que cet isolement a d’autres avantages. « Le premier village est à une heure de marche si l’on emprunte les chemins de randonnée qui bordent la maison. De quoi ôter toute velléité aux fugueurs ! D’ailleurs, ceux qui s’y sont essayés sont vite revenus », s’amuse Sylvain Fournet-Fayard, ex-élagueur reconverti dans le social et l’un des trois coopérateurs de la société coopérative et participative (Scop) Educateurs voyageurs qui gère le lieu.
Caractéristique du projet : aucun professionnel ne réside sur place, contrairement à d’autres lieux de vie tenus par des couples d’hôtes, dont c’est la demeure principale. Ce qui n’empêche pas la présence éducative, de jour comme de nuit, d’au moins deux personnes qui se relaient deux à trois jours d’affilée aux côtés des quatre adolescents accueillis. Une adhésion forte de l’équipe, qui a vocation à rassurer plutôt qu’à surveiller. « Le soir, à la tombée de la nuit, il peut se jouer pas mal de choses. C’est un moment charnière durant lequel les angoisses remontent souvent et les masques tombent. C’est une bonne chose que nous soyons là journellement pour les amener à se confier », prévient Niels Prue, 29 ans, éducateur spécialisé.
En dehors des temps de scolarisation, le quotidien sert aussi de point d’accroche pour susciter l’intérêt de jeunes hommes davantage enclins à se réfugier derrière les écrans plutôt qu’à user de la bêche pour retourner la terre. « Marcher, jardiner, grimper aux arbres, construire un poulailler, faire du yoga, des arts martiaux, de l’art-thérapie, de la cuisine… On n’est jamais à court d’idées quand il s’agit de proposer des activités. Certains jours, un ou deux jeunes se motivent. D’autres fois, il ne se passe rien de particulier. Ici, on met un point d’honneur à ne rien imposer. L’essentiel pour nous est d’essayer de leur transmettre quelque chose, de leur insuffler cette petite flamme qui va les inciter à trouver d’autres possibles, explique Cyril Duée, infirmier psychiatrique de formation, venu étoffer l’équipe éducative en novembre dernier.
« No limit »
Exit les plannings d’activités figés, place à une pratique en mouvance, qui ne refuse pas le vide et l’ennui. « On part du principe qu’on ne sait pas, et on s’adapte en fonction des jeunes qu’on accueille. Avec Shone, par exemple, pas une sollicitation de notre part n’a trouvé d’écho depuis son arrivée en février dernier. C’est un jeune homme très fragile psychologiquement, qui a un suivi régulier. L’objectif avec lui, c’est de semer des graines, et tant mieux si elles finissent par germer », expose Thierry Trontin, qui coule un regard bienveillant sur l’adolescent en train de caresser Persil, le vieux chien d’un des éducateurs.
Passionné de musique, de guitare et de photographie, Tim aspire autant à rester en solo qu’à passer du temps en compagnie du groupe et des éducateurs spécialisés. Il a fait sienne cette maison où il séjourne depuis le mois de septembre dernier, après une longue hospitalisation dans un service psychiatrique. « En quelques mois, ses progrès sont fulgurants, confirme la psychologue de l’équipe. Mais, il reste capable du pire comme du meilleur. » Pour éviter au garçon de « monter dans les tours », Cyril Duée a un truc imparable : les câlins. De ses bras solides, cette force de la nature a pris l’habitude d’entourer le corps frêle et long de Tim dans une étreinte paternelle qui n’a rien de feinte. « En institution, ces crises de colère auraient certainement été calmées avec un cachet ou il aurait reçu une sanction. Ici, ce n’est pas du tout notre philosophie. On pense, au contraire, que certains passages à l’acte sont des répétitions de traumatismes. Notre ligne de conduite ? Ne pas reproduire la spirale qui les a conduits à être exclus. Alors, autant que faire se peut, on essaie d’être plus souples pour les amener à essayer de conscientiser ce qui ne va pas », défend Sylvain Fournet-Fayard.
Côté interdictions, les frontières sont également très fluctuantes. Pour seul règlement, une feuille A4 au papier fatigué, punaisée dans la petite entrée, rappelle succinctement les quelques limites à ne pas franchir. « Hormis la possession et la consommation de substances illicites et l’agressivité, qui sont proscrites, on peut supporter beaucoup de choses. Les règlements, ce n’est vraiment pas notre cheval de bataille. Et quand bien même l’un d’eux transgresserait, ce n’est pas pour autant qu’on le mettrait dehors », reconnaît Thierry Frontin. Un parti pris particulièrement exigeant, qui n’est pas sans bousculer les professionnels, même les plus chevronnés. Parmi les sept membres que compte actuellement l’équipe encadrante, seuls trois ont passé le cap des deux ans d’ancienneté dans la structure. « Le confinement a fait beaucoup de mal à tout le monde. Il est arrivé que nous ne dormions que deux heures par nuit alors que nous sommes toujours au moins deux à assurer la permanence chacun notre tour. Durant cette période, la gendarmerie a dû intervenir plusieurs fois, et un jeune est parti parce qu’il était dangereux pour les autres », se souvient Niels Prue, qui, lui, s’est accroché après avoir été recruté en mars 2020.
Sortir de la psychiatrisation
La maison non plus n’a pas été épargnée. Vestiges de cette période tourmentée, des dizaines de traces de coups sont encore visibles sur les murs et les portes, en attendant d’être un jour rebouchées. Malgré tout, « le jeu en vaut vraiment la chandelle », insiste Natacha Aubry, qui, après avoir conservé quelques mois une activité libérale, consacre désormais 100 % de son temps à faire vivre ce lieu alternatif. Optimiste née, la psychologue clinicienne est d’ailleurs convaincue que ce type de séjours inconditionnels doit être encouragé. « C’est vrai que ça peut être très lourd à porter. Mais pour ces ados qui sont perdus, noyés dans des masses inconscientes avec des pulsions qui les submergent, il faut qu’ils puissent prendre appui sur quelque chose d’existant. Et cet existant, c’est nous. Il est nécessaire de travailler tout cela en réunions cliniques et de produire des analyses de pratiques régulières », explique-t-elle de sa voix rauque.
Un soutien professionnel d’autant plus nécessaire que le lieu de vie, dont l’habilitation vient d’être reconduite pour quinze ans avec un budget de 350 € par jour et par jeune, s’oriente vers un partenariat renforcé avec le service psychiatrique de l’hôpital de Clermont-Ferrand. « De plus en plus de demandes qui nous sont adressées par le conseil départemental du Puy-de-Dôme concernent des adolescents qui répondent du triptyque du soin, du placement social et du handicap. C’est une coloration que nous sommes en train de prendre parce qu’on se rend compte que beaucoup de jeunes ont besoin de sortir de cette psychiatrisation et qu’il existe peu de lieux de vie pour les accueillir », complète Thierry Trontin.
Une autre tendance forte : la médiation avec les familles. En effet, après un séjour à La Croix des Quatre Chemins de six mois minimum à plusieurs années, la plupart des mineurs retournent chez leurs parents. Ainsi, après deux ans chaotiques auprès des Educateurs voyageurs, Maxime a récemment demandé à rentrer chez lui. Suivi par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) pour des faits graves, l’adolescent a usé l’équipe, qui voit son retour à domicile comme un soulagement. « Il a agressé l’un de ses camarades et, depuis, on n’a plus trop envie de le garder. On est simplement là pour border jusqu’à son départ au mois d’août, résume Cyril Duée, qui estime « avoir fait le taf » si l’adolescent, à son départ, s’est au moins pacifié. « Notre obligation est dans les moyens que nous déployons, pas dans les résultats. On fait ce qu’on peut, mais on ne fait pas de miracles. Même si, quoi qu’il arrive, ça n’est jamais inutile », conclut-il avec humilité en se tournant vers Shone, bien calé dans un fauteuil de la salle à manger.
Si le jeune homme a encore du mal à participer à la vie de la maisonnée et passe le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre, sa présence discrète mais de plus en plus prolongée auprès des membres de l’équipe éducative serait-elle le signe d’un début de sentiment d’appartenance à ces lieux ? Nul, pas même les professionnels, ne peut l’affirmer. Reste que, comme tous les autres adolescents ayant séjourné à La Croix des Quatre Chemins, il a la possibilité de bénéficier jusqu’à sa majorité, dans trois ans, de l’attention et de la bienveillance de l’équipe éducative, et de cette forme de qualité d’existence au cœur des montagnes auvergnates. D’ici là, à lui de décider s’il veut se saisir ou non de cette opportunité pour reprendre pied.
(1) Expérience qu’il a relatée dans l’ouvrage L’esquisse de la suture. Carnet de voyages d’un éduc (éd. Educateurs voyageurs.org, 2011).