« Papa veut que je fasse dodo avec lui. Je dois lui faire des bisous et des câlins et après je dois me retourner de l’autre côté pour qu’il puisse m’attraper sous la poitrine […] Quand je ne fais pas ce qu’il veut, il m’insulte de connasse, salope, je suis une merde, une pourriture, une saleté. »
Abrupte, la phrase résonne à travers la salle dans un silence sidéré, à peine brisé par quelques exclamations étouffées. Difficile, même pour cet auditoire de professionnels de la protection de l’enfance, de supporter les citations issues de la première étude Violences sexuelles faites aux enfants de Seine-Saint-Denis, rendue publique le 9 mars. Prononcés par la directrice de l’enquête, ces mots d’enfants ne sont que l’un des multiples verbatims recueillis dans les 100 dossiers d’enfants placés, âgés de 14 ans et 7 mois au moment de la consultation. L’objectif : améliorer le repérage et la prise en charge des victimes.
Menée conjointement par l’aide sociale à l'enfance et l’Observatoire départemental des violences envers les femmes, les travaux ne sont pas qu’une plongée intime dans l’horreur du quotidien des enfants abusés. Ils permettent aussi de dresser un état des lieux chiffré de la situation sur le département.
Deux agresseurs en moyenne
Premier enseignement, le profil des enfants agressés. Principalement féminines (80 %), les victimes ne sont pas seulement touchées par des violences sexuelles. La majorité d’entre elles endure aussi des agressions psychologiques (90 %), physiques (79 %), ou est aussi souvent co-victime de violences conjugales (58 %). En moyenne, les enfants sont victimes d’au moins deux agresseurs, plus pour 67 % d’entre eux. Les sévices commencent très tôt. Les premières violences débutent lorsque les victimes ont 9 ans et demi (âge médian), avant pour les garçons (6 ans contre 10 ans pour les filles). En cas d’inceste, la médiane tombe à 7 ans.
L'enquête donne aussi des éléments sur les agresseurs. Connus à 94 % des enfants, ces derniers appartiennent à 72 % à leur famille. Des incestes commis en premier lieu par des hommes (98 %) : d’abord les pères (58 %), suivis des frères (25 %), beaux-pères (15 %), oncles (9,5 %) et grands-pères (2,8 %).
Même quand la famille n’est pas concernée, les pédocriminels font partie de l’entourage de l’enfant à 23 %. Si la plupart des actes sont perpétrés par des majeurs, 37 % des agresseurs sont mineurs, parmi lesquels d’autres enfants placés (24 %). Quelque 6 % des enfants interrogés ont été victimes d’un professionnel ou de son entourage.
Une majorité d'enfants violés
Autre information de taille, la gravité des violences. A 75 %, les enfants ont été violés. Connue pour seulement 49 des dossiers, la durée de la maltraitance sexuelle est généralement longue (en moyenne supérieure à 3 ans), bien que les incestes perdurent bien plus que les agressions extrafamiliales.
L’étude révèle aussi trois sujets de préoccupation majeure. D’abord, les enfants violentés sexuellement ne sont pas forcément placés pour cette raison. « Quand les professionnels arrivent au domicile avant le placement, ils n’identifient pas toujours l’inceste », précise Alix Vallot, qui a piloté l’enquête. Ensuite, les agresseurs sont régulièrement incriminés par une autre personne que la victime. « L’Education nationale est à l’origine de plus de 90 % des signalements. Sinon, il s’agit d’un camarade, d’un ami de la famille, d’un autre enfant placé, et minoritairement des professionnels de santé hors infirmière scolaire », énumère la chargée d’études.
Enfin, les actes peuvent continuer même après le placement. Par exemple, parmi les 57 enfants victimes pendant le placement, 15 le sont lors du droit d’hébergement, et 32 à la fois avant et pendant leur prise en charge. A l’origine de ces difficultés de repérage, la stratégie de l’agresseur qui, à force de dévalorisation, d’inversion de la culpabilité, d’installation de la terreur, ou du silence qu’il impose, empêche l'enfant maltraité de le dénoncer.
Mieux repérer et prendre en charge
Autant d’éléments qui mettent en avant la nécessité d’un meilleur repérage. En raison, évidemment, des conséquences gravissimes sur la santé et la scolarité des victimes. D’autant que la lenteur de la procédure puis l’absence de condamnation pénale des bourreaux (seuls 9 agresseurs ont été condamnés au moment de l’enquête, 27 ayant bénéficié d’un classement sans suite), accentuent encore la souffrance des victimes. Aux fréquents problèmes de sommeil, de troubles du comportement alimentaire, d’addictions, d’angoisses, ou de dépression (76 %), s’ajoutent les idées suicidaires (55 %), voire les passages à l’acte (32 % ont tenté de se suicider) et les hospitalisations (35 %). La scolarité est aussi affectée, plus de la moitié des enfants connaissant un retard scolaire. Malgré ces troubles et pathologies, la prise en charge médicale et psychologique, dont 82 enfants ont bénéficié, n’a dépassé trois mois que pour 57 d’entre eux.
L’amélioration s’impose aussi pour éviter qu’un cercle vicieux soit en marche, puisque 11 des enfants examinés ont déjà reproduit sur d’autres les violences qu’ils ont endurées.
Formation des professionnels, une priorité
Pour ce faire, un cap doit guider les professionnels : le questionnement systématique concernant les violences sexuelles. Une procédure à laquelle les intervenants doivent être formés, tant le recueil de la parole est délicat et la compréhension des violences indispensable. Deuxième recommandation, accompagner l’enfant dans une offre de soins plus fournie, adaptée et spécifique. Dernière priorité, informer la victime des suites judiciaires des violences qu’elle révèle : trop d’enfants ne sont pas informés ou pensent qu’ils ne sont pas crus si on ne leur explique pas correctement la signification des décisions de justice.