« Johanna c’est toi qui fais la vaisselle ce soir, moi j’ai des trucs à faire », lâche la comédienne, les yeux rivés sur son téléphone, à sa partenaire de jeu assise en face d’elle. Le temps de réagencer quelques éléments de décor, le même personnage se met à fouiller dans le journal intime de sa camarade, puis la prend en vidéo sans son consentement avant de poster le contenu sur les réseaux sociaux…
Dans cette salle d’un centre d’animation du 19e arrondissement de Paris, la petite dizaine de spectateurs ayant bravé la pluie fine ce samedi 18 novembre découvre une histoire de non-respect de l’intimité et d’amitié toxique entre deux jeunes filles d’un foyer.
Joué par des comédiennes de la compagnie Graines de mouvement, accompagnées de deux jeunes filles d’un groupe en semi-autonomie de la Mecs (Maison d’enfants à caractère social) Moissons Nouvelles, à Paris, ce script s’inscrit dans une démarche de théâtre interactif : le théâtre forum. Au total, trois scènes se succèdent mettant chaque fois en lumière des situations d’oppression différentes : droit à l’intimité, harcèlement en boite de nuit, conflit de loyauté et violences intrafamiliales. A l’issue de la présentation, le public participe en choisissant de rejouer certains passages pour faire évoluer différemment le cours de l’histoire.
Ouvrir le champ des possibles
« Avec le théâtre forum, nous sommes dans un laboratoire. L’idée est de rendre les jeunes conscients de leur position de citoyens et de leurs propres droits, particulièrement pour ceux qui ont un parcours en protection de l’enfance. Il est important qu’ils se sentent investis d’une place dans la collectivité », explique Camille Perdriel, fondatrice de l’association Graines de mouvement et ancienne éducatrice spécialisée. « Ça marque les esprits de participer à ce type de représentations et ça permet d’ouvrir le champ des possibles, la réflexion, complète Stan Briche, interprète au sein de la compagnie. Ça montre aussi qu’il n’y a pas de solution miracle qui résoudrait tout d’un coup. » Ruth, qui faisait partie du public et qui a été accompagnée par la Mecs Moissons Nouvelles, a particulièrement apprécié l’expérience. « En tant que spectateur, tu vois ce qui saute aux yeux, ce qui n’est pas normal. Ça permet de voir nos propres failles à travers celles des autres. »
Lire aussi : Droits de l’enfant : la France sommée d’agir
Les jeunes filles de la structure ont travaillé durant une semaine avec Graines de mouvement pour mettre sur pied des histoires autour de situations de vie qui leur tenaient à cœur d’explorer. « De manière implicite, dans les discussions de fond, le message que nous transmettons est : « Vous devez être protégées dans ce genre de situations, vous êtes en droit d’agir pour que ça ne se reproduise pas » », soulève Camille Perdriel.
Durant cette préparation, deux volontaires de la mission des « Droits de l’Enfant » de la Ville de Paris ont également dispensé un atelier spécifique sur les douze droits fondamentaux de l’enfance. « C’était un moyen pour nous d’aller plus loin dans notre réflexion afin d’articuler la question des droits avec les situations quotidiennes qu’on abordait dans le théâtre forum », complète l’ancienne éducatrice spécialisée.
Des liens à créer
Cette initiative de théâtre forum découle du spectacle « J’ai le droit », créé par l’association il y a quatre ans. Labellisé « Pacte de l’Enfance » par le ministère de l’Éducation et de la Jeunesse et le ministère des Solidarités et de la Santé, cette pièce est présentée chaque année dans plusieurs villes d’Ile-de-France et des Hauts-de-France, à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’enfant. Le synopsis : deux journalistes investiguent sur la Convention internationale des droits de l’enfant dans le but d’écrire une enquête.
Lire aussi : Géraldine Lefeuvre, sur le terrain le jour, sur les planches le soir
Ici, le jeune public ne prend pas part à la représentation, comme pour le théâtre forum, mais est invité à poser des questions et à témoigner lors d’un temps d’échange avec les professionnels à la fin de la pièce. L’idée de monter un spectacle autour de ces enjeux est apparue à Camille Perdriel lors de la lecture d’un livre de Jean-Pierre Rozenveig, ancien juge des enfants au tribunal de Bobigny. Une phrase du magistrat a particulièrement résonné pour l'ancienne éducatrice : « A quoi servent les droits si les premiers intéressés ne sont pas au courant de ce qu’ils peuvent en faire ? »
La professionnelle estime qu’en pratique le lien entre le droit international et le système de protection de l’enfance n’est pas toujours pensé. « D’un côté, l’aide sociale à l’enfance n’a pas forcément conscience des connexions à réaliser avec le droit international, et de l’autre, pour des organisations comme l’Unicef, le discours sur les droits de l’enfant ne concerne que les jeunes à l’étranger. Pourtant, le système de protection de l’enfance fait partie de l’application des droits de l’enfant dont la France est signataire, explique la directrice, avant de conclure : Cette articulation me semble importante. Même s’il est vrai que cela pose des questions éthiques fondamentales et que cela demande de se positionner dans une forme d’autonomie de pensée. »
>>> Le site de Graines de mouvements et les prochaines dates de la tournée.