Actualités sociales hebdomadaires - Comment cet ouvrage collectif est-il né ?
Michel Vandenbroeck : Environ un an avant sa parution, Peter Moss et Guy Roberts-Holmes, des chercheurs londoniens, ont publié un livre sur le néolibéralisme et son impact sur le monde de la petite enfance. Joanne Lehrer, Linda Mitchell et moi-même avions l’idée d’écrire sur le même sujet. Nous avons alors revu notre projet, estimant que le secteur avait besoin d’éléments pour construire la suite. Le travail de Peter Moss et Guy Roberts-Holmes s’appuie également sur les exemples du monde anglophone et nous voulions élargir le débat. Au cours de nos recherches, nous avons observé partout dans le monde des mouvements importants pour repenser la petite enfance et la responsabilité publique.
Quels constats en avez-vous tirés ?
Nous disons souvent que la marchandisation est un phénomène « glocal ». Ce terme sert à mettre en lumière les points communs entre les différents pays dans lesquels cette réalité a cours, et dans le même temps à souligner les différences dues aux traditions socio-politiques, historiques et économiques locales. Dans les pays anglophones, la petite enfance est plutôt une affaire privée, qui relève de la responsabilité des familles, alors que dans les Etats d’Europe continentale, cette responsabilité est vue comme publique. Cependant, nous observons actuellement une convergence. Il y a une dizaine d’années, la France, par exemple, était perçue comme un pays résistant à la marchandisation en raison de son histoire et de sa tradition de service public. Aujourd’hui, la moitié des nouvelles places créées en crèche sont aux mains du privé commercial. La plupart des Etats emploient désormais un vocabulaire économique pour parler de la petite enfance, en utilisant les termes d’offre et de demande, d’investissement et de rendement. La commercialisation va par ailleurs toujours de pair avec un discours sur la liberté du choix parental. Mais la réalité montre que certains parents ont beaucoup plus de choix que d’autres. Cet argument est une manière de masquer des inégalités sociales profondes.
Quel impact la marchandisation a-t-elle sur la qualité d’accueil ?
Partout où la commercialisation progresse fortement, la professionnalisation est sous pression. Lorsque l’objectif est de réaliser un retour sur investissement, celui-ci ne peut s’opérer que sur le personnel qui représente 80 %, voire 90 %, des frais. La tendance est donc de confier plus d’enfants par adulte, d’engager des personnels moins qualifiés et moins bien payés.
Certains pays font-ils exception ?
La tendance de la marchandisation ne prend pas au Danemark, grâce à une combinaison plutôt unique en Europe qui comprend un taux de syndicalisation très élevé ainsi qu’une attention particulière des syndicats sur le contenu du travail, et pas seulement sur les conditions d’exercice. Avec des arguments pédagogiques, les syndicats ont ainsi obtenu des taux d’encadrement et de qualification parmi les meilleurs d’Europe. Grâce à cela, la commercialisation n’avance presque pas. En Norvège, il existe également tout un mouvement de professionnels et de parents qui se sont regroupés via les réseaux sociaux pour protester contre la commercialisation. Ils ont de cette manière influencé les élections. Les changements observés dans ce secteur proviennent généralement des citoyens, de personnes qui se réunissent pour inventer de nouvelles manières de faire. Et ce, souvent malgré les politiques, plutôt que grâce à elles.
La gouvernance de la petite enfance doit-elle être plus locale ?
C’est certainement une source d’inspiration, car cela permet de rester près des besoins locaux. Mais il faut tout de même mentionner qu’en Italie, où il existe une gestion locale, s’est installée une très grande inégalité entre le Nord et le Sud. Selon moi, cette gestion doit s’accompagner d’un cadre national. En Suède, par exemple, le droit à une place dans les lieux d’accueil dans les quatre mois suivant la demande s’applique à l’ensemble du territoire, même si l’exécution de ce droit relève de la responsabilité de la municipalité.
Cette marchandisation va-t-elle de pair avec celle du secteur social ?
Tout à fait. Nous observons une tendance à la marchandisation et à l’individualisation des responsabilités. Chacun devient responsable dans sa recherche d’autonomie. Il s’agit d’un phénomène global, qui touche beaucoup les secteurs du grand âge et de l’éducation. En Belgique ou en France, la privatisation du grand âge a précédé celle de la petite enfance et va plus vite. La débâcle qu’on observe dans ce champ permet de mesurer le risque pris pour la petite enfance.
À quoi cette débâcle tient-elle ?
Il n’existe pas 36 manières de réaliser un bénéfice. La première est d’enlever une partie des subventions pour la transférer aux actionnaires. En d’autres termes, cet argent n’est pas investi dans la qualité du service. Une deuxième possibilité est d’investir dans l’immobilier et d’amortir cet investissement sur dix ans, comme cela a été le cas aux Pays-Bas. Enfin, le bénéfice peut être réalisé en revendant l’institution à d’autres investisseurs. Au Royaume-Uni, des crèches ont ainsi été revendues plusieurs fois en une décennie. Mais de grosses organisations sont aujourd’hui au bord de la faillite, car si le contexte économique change, il n’est plus possible d’amortir son investissement. Conséquence : les actions dégringolent. Dans le secteur du grand âge, de grands groupes français ayant investi en Belgique sont en train de fermer des institutions.
Le Haut conseil de la famille a publié un rapport sur les missions d’un service public de la petite enfance (SPPE). Qu’en pensez-vous ?
Ce rapport part d’un principe de droit de l’enfant et de droit des familles, ce qui est une bonne chose. Ce droit pouvant prendre diverses formes, comme les crèches, mais également les lieux d’accueil parent-enfant. Or, il est intéressant de repenser le lien entre ces deux modes d’accueil. Le Haut Conseil mise aussi sur la responsabilité publique pour garantir le droit à une place d’accueil pour tous les enfants de moins de 3 ans en France. Le privé ne pourra jamais remplir ce rôle, puisqu’il peut se retirer quand il le souhaite. Il faudra ensuite juger de l’opérationnalisation des principes évoqués dans le rapport.