« Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (igas) et de l’Inspection générale de la justice (igj) d’août 2022 sur le décès d’un enfant suivi en assistance éducative vient d’être rendu public et son contenu est consternant. Comme un remake de l’affaire “Marina”, tuée en 2009. Comme si rien n’avait bougé, comme si ni la loi de 2016, ni les stratégies nationales, ni les reportages médiatiques, ni les multiplications des témoignages des anciens enfants placés, n’avaient provoqué la moindre prise de conscience des acteurs du dispositif de protection de l’enfance.
Il s’agit, encore une fois, d’une formidable invisibilisation de la maltraitance. Pourtant, cette fois, le diagnostic de maltraitance avait été posé dès la première hospitalisation de ce bébé de 5 mois, suivi par la PMI (protection maternelle et infantile), et dont les parents, demandeurs d’asile, étaient accompagnés par un service spécialisé auprès de ce public et par des bénévoles. L’Uaped, service hospitalier spécialisé dans les évaluations médico-légales des violences sur enfant, avait, après des examens complets, adressé un signalement au parquet pour violences physiques répétées. Le parquet avait immédiatement ordonné un placement à l’ASE (aide sociale à l’enfance). L’enfant aurait dû être sauvé.
Un diagnostic passé sous silence
Mais par manque de places pour l’accueillir, l’hôpital et l’ASE ont organisé une hospitalisation mère/enfant. Le père était éloigné, la mère avait un comportement bien adapté. L’enquête de police demandée par le procureur n’a pas été diligentée, personne n’a reçu cette demande. Le parquet n’a rien réclamé et n’a apporté aucun éclairage au juge pour enfant qu’il avait saisi.
Etonnamment, le rapport de l’ASE adressé à ce même juge, le 16 avril 2020, demandait tout simplement la mainlevée du placement. Sans être assortie d’aucune autre mesure d’assistance éducative. Ce rapport de l’ASE ne comportait aucune information sur le diagnostic initial de maltraitance. Il était principalement basé sur les dires des parents et des bénévoles accompagnant la famille. Ceux-ci refusaient d’entériner le diagnostic de maltraitance et privilégiaient les conditions d’hébergement ou une hypothétique maladie génétique, comme cause des fractures. Durant l’audience, le diagnostic de maltraitance posé par l’Uaped n’a pas été évoqué par le référent de l’ASE. Ce qui fait dire aux inspecteurs généraux : “Les soins adaptés de la mère allaitant son enfant, son écoute attentive des professionnels et la situation de vulnérabilité parentale, ont été des facteurs prépondérants conduisant à penser que X n’était pas maltraité.” Comment mieux décrire les mécanismes du déni total de la maltraitance, même en présence d’une évaluation médicale spécialisée ?
Le magistrat avait tout de même ordonné une AEMO (action éducative en milieu ouvert) prioritaire, au regard de l’hospitalisation et du jeune âge de l’enfant. L’AEMO n’a jamais débuté. Le bébé a de nouveau été hospitalisé, mais aucune inquiétude n’a été relevée. La famille a déménagé dans un autre département. Comme dans l’affaire “Marina”, ce déménagement vient encore renforcer, selon le rapport de l’Igas, “l’érosion de la gravité du diagnostic initial”.
Ce diagnostic de maltraitance contenu dans le rapport de signalement de l’Uaped, n’a pas été classé dans le dossier médical que l’hôpital a adressé à la PMI et à l’hôpital du nouveau département. Le bébé a été encore une fois hospitalisé le 14 juillet 2021 pour une nouvelle fracture. Le discours des parents sur une fracture liée à un mauvais couchage ou à une maladie génétique prétendument recherchée par le précédent hôpital est cru, sans plus d’investigations… Le nouveau service hospitalier a donc attendu les résultats de cette recherche de maladie génétique. Cette hypothèse a pourtant été levée dès la première hospitalisation à l’Uaped. L’AEMO n’a toujours pas initiée dans le nouveau département, malgré le jeune âge de l’enfant, les nombreuses hospitalisations et un système de priorisation de la file d’attente.
Les inspecteurs généraux constatent qu’il “aurait pourtant suffi qu’un seul acteur de la ville B [le nouveau lieu de résidence de la famille] dispose du signalement de l’Uaped et en tire les conséquences, pour que les interventions autour du bébé soient réorganisées autour d’un objectif de prévention active de la maltraitance”. Et ce bébé aurait été sauvé !
Ce jeune enfant de 13 mois est décédé le 16 novembre 2021, alors qu’il était gardé par son père. “Sa mort résulte d’une action physique extrêmement violente, de nombreuses lésions traumatiques extérieures ont été relevées.”
Risques systémiques et conjoncturels
Bien évidemment, les conséquences de ce déni de la maltraitance subie par ce bébé sont encore aggravées par les conditions actuelles d’exercice des missions de la protection de l’enfance. La mission d’inspection relève le manque de places d’accueil pour les jeunes enfants, le flou dans les modalités d’intervention à domicile, le cloisonnement des acteurs, les irrégularités procédurales, ou les défaillances professionnelles tant au niveau des services judiciaires, que de l’ASE, par manque de moyens ou à cause de l’organisation inadaptée des différents services.
Tous ces risques systémiques et conjoncturels (évaluation de la situation bâclée pendant la crise du Covid), dont la plupart étaient déjà identifiés dans le rapport sur l’affaire “Marina”, soulignent, selon la mission d’inspection, la fragilité du pilotage et de la gouvernance de la protection de l’enfance.
Il me semble donc urgent que nous ne nous contentions pas, cette fois encore, des sempiternelles recommandations à plus de formations, plus de coordination… dans un entre-soi visiblement stérile.
Révolution culturelle
Sommes-nous sûrs de devoir continuer à développer le placement à domicile pour les très jeunes enfants, et dans les situations où nous soupçonnons des violences, quel que soit leur âge ? Sommes-nous sûrs que les enfants signalés, confiés à l’ASE, n’ont pas besoin systématiquement d’un avocat face à la permanence des irrégularités, voire des illégalités commises, par manque de moyens ou d’informations ? Sommes-nous sûrs que le flou dans les modalités d’exercice des missions est l’expression de notre adaptabilité et de notre souplesse et non un renoncement à la rigueur et à l’expertise ?
Faisons le constat de la véritable révolution culturelle que nous devons accomplir, pour enfin accepter que la politique de protection de l’enfance soit une politique de lutte contre les violences intrafamiliales et donc, une politique de secours aux enfants. Tirons-en toutes les conséquences sur nos pratiques d’évaluation, de transmission de l’information et de mise à l’abri. Nous pouvons tous nous tromper, mais ayons des garde-fous. Certaines erreurs sont réparables, d’autres non. Ce bébé aurait dû être sauvé ! »